Quand il était redescendu Henrouille, Robinson me faisait part de son inquiétude de ne jamais les toucher à présent, ses dix mille francs promis… « N'y compte pas trop, en effet ! », que je lui disais moi-même. J'aimais mieux le préparer à cette autre déception.
Des petits plombs, ce qu'il restait de la décharge, venaient affleurer au rebord des plaies. Je les lui enlevais en plusieurs temps, quelques-uns chaque jour. Ça lui faisait très mal quand je le tripotais ainsi juste au-dessus des conjonctives.
On avait eu beau prendre bien des précautions, les gens du quartier s'étaient mis à bavarder quand même, à tort et à travers. Il ne s'en doutait pas lui Robinson, heureusement, des bavardages, ça l'aurait rendu encore plus malade. Y a pas à dire, nous étions environnés de soupçons. La fille Henrouille faisait de moins en moins de bruit en parcourant la maison dans ses chaussons. On ne comptait pas sur elle et elle était là à côté de nous.
Parvenus en plein au milieu des récifs, le moindre doute suffirait à présent pour nous faire chavirer tous. Tout irait alors craquer, se fendre, cogner, se fondre, s'étaler sur la berge. Robinson, la grand-mère, le pétard, le lapin, les yeux, le fils invraisemblable, la bru assassine, nous irions nous étaler là parmi toutes nos ordures et nos sales pudeurs devant les curieux frémissants. Je n'étais pas fier. Ce n'est pas que j'aye rien commis, moi, de positivement criminel. Non. Mais je me sentais coupable quand même. J'étais surtout coupable de désirer au fond que tout ça continue. Et que même je n'y voyais plus guère d'inconvénients à ce qu'on aille tous ensemble se vadrouiller de plus en plus loin dans la nuit.
D'abord, il n'y avait même plus besoin de désirer, ça marchait tout seul, et dare-dare encore !
Les riches n'ont pas besoin de tuer eux-mêmes pour bouffer. Ils les font travailler les gens comme ils disent. Ils ne font pas le mal eux-mêmes, les riches. Ils payent. On fait tout pour leur plaire et tout le monde est bien content. Pendant que leurs femmes sont belles, celles des pauvres sont vilaines. C'est un résultat qui vient des siècles, toilettes mises à part. Belles mignonnes, bien nourries, bien lavées. Depuis qu'elle dure la vie n'est arrivée qu'à ça.
Quant au reste, on a beau se donner du mal, on glisse, on dérape, on retombe dans l'alcool qui conserve les vivants et les morts, on n'arrive à rien. C'est bien prouvé. Et depuis tant de siècles qu'on peut regarder nos animaux naître, peiner et crever devant nous sans qu'il leur soit arrivé à eux non plus jamais rien d'extraordinaire que de reprendre sans cesse la même insipide faillite où tant d'autres animaux l'avaient laissée. Nous aurions pourtant dû comprendre ce qui se passait. Des vagues incessantes d'êtres inutiles viennent du fond des âges mourir tout le temps devant nous, et cependant on reste là, à espérer des choses… Même pas bon à penser la mort qu'on est.
Les femmes des riches bien nourries, bien menties, bien reposées elles, deviennent jolies. Ça c'est vrai. Après tout ça suffit peut-être. On ne sait pas. Ça serait au moins une raison pour exister.
« Les femmes en Amérique, tu trouves pas qu'elles étaient plus belles que celles d'ici ? » Il me demandait des choses comme ça depuis qu'il ruminait les souvenirs des voyages Robinson. Il avait des curiosités, il se mettait même à parler des femmes.
J'allais maintenant le voir un peu moins souvent parce que c'est vers cette même époque que j'ai été nommé à la consultation d'un petit dispensaire pour les tuberculeux du voisinage. Il faut appeler les choses par leurs noms, ça me rapportait huit cents francs par mois. Comme malades c'était plutôt des gens de la zone que j'avais, de cette espèce de village qui n'arrive jamais à se dégager tout à fait de la boue, coincé dans les ordures et bordé de sentiers où les petites filles trop éveillées et morveuses, le long des palissades, fuient l'école pour attraper d'un satyre à l'autre vingt sous, des frites et la blennorragie. Pays de cinéma d'avant-garde où les linges sales empoisonnent les arbres et toutes les salades ruissellent d'urine les samedis soir. Dans mon domaine, je n'accomplis au cours de ces quelques mois de pratique spécialisée aucun miracle. Il en était pourtant grand besoin de miracles. Mais mes clients n'y tenaient pas à ce que j'accomplisse des miracles, ils comptaient au contraire sur leur tuberculose pour se faire passer de l'état de misère absolue où ils étouffaient depuis toujours à l'état de misère relative que confèrent les pensions gouvernementales minuscules. Ils traînaient leurs crachats plus ou moins positifs de réforme en réforme depuis la guerre. Ils maigrissaient à force de fièvre soutenue par le manger peu, le vomir beaucoup, l'énormément de vin, et le travailler quand même, un jour sur trois à vrai dire.
L'espoir de la pension les possédait corps et âme. Elle leur viendrait un jour comme la grâce, la pension, pourvu qu'ils aient la force d'attendre un peu encore avant de crever tout à fait. On ne sait pas ce que c'est que de revenir et d'attendre quelque chose tant qu'on n'a pas observé ce que peuvent attendre et revenir les pauvres qui espèrent une pension.
Ils y passaient des après-midi et des semaines entières à espérer, dans l'entrée et sur le seuil de mon dispensaire miteux, tant qu'il pleuvait dehors, et à remuer leurs espérances de pourcentages, leurs envies de crachats franchement bacillaires, de vrais crachats, des « cent pour cent » tuberculeux crachats. La guérison ne venait que bien après la pension dans leurs espérances, ils y pensaient aussi certes à la guérison, mais à peine, tellement que l'envie d'être rentier, un tout petit peu rentier, dans n'importe quelles conditions les éblouissait totalement. Il ne pouvait plus exister en eux outre ce désir intransigeant, ultime, que des petites envies subalternes et leur mort même en devenait par comparaison quelque chose d'assez accessoire, un risque sportif tout au plus. La mort n'est après tout qu'une question de quelques heures, de minutes même, tandis qu'une rente c'est comme la misère, ça dure toute la vie. Les gens riches sont soûls dans un autre genre et ne peuvent arriver à comprendre ces frénésies de sécurité. Être riche, c'est une autre ivresse, c'est oublier. C'est même pour ça qu'on devient riche, pour oublier.
J'avais peu à peu perdu la mauvaise habitude de leur promettre la santé à mes malades. Ça ne pouvait pas leur faire très plaisir, la perspective d'être bien portants. Ce n'est après tout qu'un pis-aller d'être bien portant. Ça sert à travailler le bien-portant, et puis après ? Tandis qu'une pension de l'État, même infime, ça c'est divin, purement et simplement.
Quand on n'a pas d'argent à offrir aux pauvres, il vaut mieux se taire. Quand on leur parle d'autre chose que d'argent, on les trompe, on ment, presque toujours. Les riches, c'est facile à amuser, rien qu'avec des glaces par exemple, pour qu'ils s'y contemplent, puisqu'il n'y a rien de mieux au monde à regarder que les riches. Pour les ravigoter, on les remonte les riches, à chaque dix ans, d'un cran dans la Légion d'honneur, comme un vieux nichon, et les voilà occupés pendant dix ans encore. C'est tout. Mes clients, eux, c'étaient des égoïstes, des pauvres, matérialistes tout rétrécis dans leurs sales projets de retraite, par le crachat sanglant et positif. Le reste leur était bien égal. Même les saisons qui leur étaient égales. Ils n'en ressentaient des saisons et n'en voulaient connaître que ce qui se rapporte à la toux et la maladie, qu'en hiver, par exemple, on s'enrhume bien davantage qu'en été, mais qu'on crache par contre facilement du sang au printemps et que pendant les chaleurs on peut arriver à perdre trois kilos par semaine… Quelquefois je les entendais se parler entre eux, alors qu'ils me croyaient ailleurs, attendant leur tour. Ils racontaient sur mon compte des horreurs à n'en plus finir et des mensonges à s'en faire sauter l'imagination. Ça devait les encourager de me débiner de la sorte, dans je ne sais quel courage mystérieux qui leur était nécessaire pour être de plus en plus impitoyables, résistants et bien méchants, pour durer, pour tenir. À dire du mal ainsi, médire, mépriser, menacer, ça leur faisait du bien, faut croire. Pourtant, j'avais fait mon possible, moi, pour leur être agréable, par tous les moyens, j'épousais leur cause, et j'essayais de leur être utile, je leur donnais beaucoup d'iodure pour tâcher de leur faire cracher leurs sales bacilles et tout cela cependant sans arriver jamais à neutraliser leur vacherie…
Читать дальше