— Où voulez-vous qu'on aille tous les deux ? Je peux pas aller bien loin avec ma loge…
— Allez au moins jusqu'au Parc avec lui, le dimanche…
— Mais il y a encore plus de monde et de poussière qu'ici au Parc… On est les uns sur les autres. »
Sa remarque est pertinente. Je cherche un autre endroit à lui conseiller.
Timidement, je propose le cimetière.
Le cimetière de La Garenne-Rancy, c'est le seul espace un peu boisé d'un peu d'étendue dans la région.
« Tiens c'est vrai, j'y pensais pas, on pourrait bien y aller ! »
Bébert revenait justement.
« Eh toi, Bébert, est-ce que ça te plairait d'aller te promener au cimetière ? Faut que je lui demande, Docteur, parce que pour les promenades il a aussi sa vraie tête de cochon, faut que je vous avertisse !… »
Bébert justement n'a pas d'opinion. Mais l'idée plaît à la tante et ça suffit. Elle a un faible pour les cimetières la tante, comme tous les Parisiens. On dirait à ce propos qu'elle va se mettre enfin à penser. Elle examine le pour et le contre. Les fortifications, c'est trop voyou… Au Parc, y a décidément trop de poussière… Tandis que le cimetière, c'est vrai, c'est pas mal.. Et puis les gens qui viennent là le dimanche, c'est plutôt des gens convenables et qui se tiennent… Et puis, en plus, ce qui est bien commode, c'est qu'au retour on peut faire ses commissions en rentrant par le boulevard de la Liberté, où il y a encore des boutiques d'ouvertes le dimanche.
Et elle a conclu : « Bébert, va-t'en reconduire le Docteur chez Mme Henrouille, rue des Mineures… Tu sais bien où qu'elle demeure, hein Bébert, Mme Henrouille ? »
Bébert sait où tout est pourvu que ça soye l'occasion d'une vadrouille.
Entre la rue Ventru et la Place Lénine, c'est plus guère que des immeubles locatifs. Les entrepreneurs ont pris presque tout ce qu'il y avait encore là de campagne, les Garennes, comme on les appelait. Il en restait tout juste encore un petit peu vers le bout, quelques terrains vagues, après le dernier bec de gaz.
Coincés entre les bâtisses, moisissent ainsi quelques pavillons résistants, quatre pièces avec un gros poêle dans le couloir d'en bas ; on l'allume à peine, c'est vrai, le feu, à cause de l'économie. Il fume dans l'humidité. C'est des pavillons de rentiers, ceux qui restent. Dès qu'on entre chez eux on tousse à cause de la fumée. C'est pas des rentiers riches qui sont restés par là, non, surtout les Henrouille où on m'envoyait. Mais tout de même c'était des gens qui possédaient un petit quelque chose.
En entrant, ça sentait chez les Henrouille, en plus de la fumée, les cabinets et le ragoût. Leur pavillon venait de finir d'être payé. Ça leur représentait cinquante bonnes années d'économies. Dès qu'on entrait chez eux et qu'on les voyait on se demandait ce qu'ils avaient tous les deux. Eh bien, ce qu'ils avaient les Henrouille de pas naturel, c'est de ne jamais avoir dépensé pendant cinquante ans un seul sou à eux deux sans l'avoir regretté. C'est avec leur chair et leur esprit qu'ils avaient acquis leur maison, tel l'escargot. Mais lui l'escargot fait ça sans s'en douter.
Les Henrouille eux, n'en revenaient pas d'avoir passé à travers la vie rien que pour avoir une maison et comme des gens qu'on vient de désemmurer ça les étonnait. Ils doivent faire une drôle de tête les gens quand on les extirpe des oubliettes.
Les Henrouille, dès avant leur mariage, ils y pensaient déjà à s'acheter une maison. Séparément d'abord, et puis après, ensemble. Ils s'étaient refusé de penser à autre chose pendant un demi-siècle et quand la vie les avait forcés à penser à autre chose, à la guerre par exemple, et surtout à leur fils, ça les avait rendus tout à fait malades.
Quand ils avaient emménagé dans leur pavillon, jeunes mariés, avec déjà leurs dix ans d'économie chacun, il n'était pas tout à fait terminé. Il était encore situé au milieu des champs le pavillon. Pour y parvenir, l'hiver, fallait prendre ses sabots, on les laissait chez le fruitier du coin de la Révolte [18] Le coin de la Révolte : ce n’est pas tout à fait « le boulevard de la Révolte » (p. 291), mais « la route de la Révolte » sur la partie de son parcours qui traversait Clichy, elle correspondait aux boulevards de Douaumont et Victor-Hugo.
en partant le matin au boulot, à six heures, à la station du tramway à cheval, pour Paris, à trois kilomètres de là pour deux sous.
Ça représente une belle santé pour y tenir toute une vie à un régime pareil. Leur portrait était au-dessus du lit, au premier étage, pris le jour de la noce. Elle était payée aussi leur chambre à coucher, les meubles, et même depuis longtemps. Toutes les factures acquittées depuis dix, vingt, quarante ans sont du reste épinglées ensemble, dans le tiroir d'en haut de la commode et le livre des comptes complètement à jour est en bas dans la salle à manger où on ne mange jamais. Henrouille vous montrera tout ça si vous voulez. Le samedi, c'est lui qui balance les comptes dans la salle à manger. Eux, ils ont toujours mangé dans la cuisine.
J'ai appris tout ça, peu à peu, par eux et puis par d'autres, et puis par la tante de Bébert. Quand je les ai eu mieux connus, ils m'ont raconté eux-mêmes leur grande peur, celle de toute leur vie, celle que leur fils, l'unique, lancé dans le commerce, ne fasse de mauvaises affaires. Pendant trente ans ça les avait réveillés presque chaque nuit, un peu ou beaucoup cette sale pensée-là. Établi dans les plumes ce garçon ! Songez un peu si on en a eu des crises dans les plumes depuis trente ans ! Y a peut-être pas eu un métier plus mauvais que la plume, plus incertain.
On connaît des affaires qui sont si mauvaises qu'on ne songe même pas à emprunter de l'argent pour les renflouer, mais il y en a des autres au sujet desquelles il est toujours plus ou moins question d'emprunts. Quand ils y pensaient à un emprunt comme ça, même encore à présent maison payée et tout, ils se levaient de leurs chaises les Henrouille et se regardaient en rougissant. Que feraient-ils eux dans un cas comme celui-ci ? Ils refuseraient.
Ils avaient décidé de tout temps de refuser à n'importe quel emprunt… Pour les principes, pour lui garder un pécule, un héritage et une maison à leur fils, le Patrimoine. C'est comme ça qu'ils raisonnaient. Un garçon sérieux certes, leur fils, mais dans les affaires, on peut se trouver entraîné…
Questionné, moi, je trouvais tout comme eux.
Ma mère aussi à moi, elle faisait du commerce ; ça nous avait jamais rapporté que des misères son commerce, un peu de pain et beaucoup d'ennuis. Je les aimais pas non plus, donc moi, les affaires. Le péril de ce fils, le danger d'un emprunt qu'il aurait pu à la rigueur envisager dans le cas d'une échéance périlleuse, je le comprenais d'emblée. Pas besoin de m'expliquer. Lui, le père Henrouille, il avait été petit clerc chez un notaire au boulevard Sébastopol pendant cinquante ans. Aussi, en connaissait-il des histoires de dilapidation de fortunes ! Il m'en a même raconté des fameuses. Celle de son propre père d'abord, c'est même à cause de sa faillite à son propre père qu'il n'avait pas pu se lancer dans le professorat Henrouille, après son bachot et qu'il avait dû se placer tout de suite dans les écritures. On s'en souvient de ces choses-là.
Enfin, leur pavillon payé, bien possédé et tout, plus un sou de dettes, ils n'avaient plus à s'en faire tous les deux du côté de la sécurité ! C'était dans leur soixante-sixième année.
Et voilà justement qu'il se met, lui alors, à éprouver un drôle de malaise, ou plutôt, il y a longtemps qu'il l'éprouvait cette espèce de malaise mais avant, il n'y pensait pas, à cause de la maison à payer. Quand ce fut de ce côté-là une affaire bien réglée et entendue et bien signée, il s'y mit à y penser à son curieux malaise. Comme des étourdissements et puis des sifflets de vapeur dans chaque oreille qui le prenaient.
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