Elle avait tiré droit devant elle ça je l'avais vu. Ça ne saignait pas, les blessures. Entre Sophie et moi malgré qu'on le retienne, il cahotait tout de même beaucoup, sa tête baladait. Il parlait, mais c'était difficile de le comprendre. C'était déjà du délire. « Hop ! et Hop ! » qu'il continuait de chantonner. Il aurait eu le temps de mourir avant qu'on arrive.
La rue était nouvellement pavée. Dès que nous fûmes devant notre grille, j'ai envoyé la concierge chercher Parapine dans sa chambre, en vitesse. Il est descendu tout de suite et c'est avec lui et un infirmier que nous avons pu monter Léon jusque dans son lit. Une fois déshabillé on a pu l'examiner et tâter la paroi du ventre. Elle était déjà bien tendue la paroi sous les doigts, à la palpation et même mate par endroits. Deux trous l'un au-dessus de l'autre que j'ai retrouvés, pas de troisième, l'une des balles avait dû se perdre.
Si j'avais été à sa place à Léon, j'aurais préféré pour moi une hémorragie interne, ça vous inonde le ventre, c'est rapidement fait. On se remplit le péritoine et on n'en parle plus. Tandis que par une péritonite, c'est de l'infection en perspective, c'est long.
On pouvait se demander encore ce qu'il allait faire, pour en finir. Son ventre gonflait, il nous regardait Léon, bien fixe déjà, il geignait, mais pas trop. C'était comme une espèce de calme. Je l'avais vu déjà bien malade moi, et dans bien des endroits différents, mais cette fois-ci c'était une affaire où tout était nouveau, les soupirs et les yeux et tout. On ne le retenait plus qu'on aurait dit, il s'en allait de minute en minute. Il transpirait des si grosses gouttes que c'était comme s'il avait pleuré avec toute sa figure. Dans ces moments-là, c'est un peu gênant d'être devenu aussi pauvre et aussi dur qu'on est devenu. On manque de presque tout ce qu'il faudrait pour aider à mourir quelqu'un. On a plus guère en soi que des choses utiles pour la vie de tous les jours, la vie du confort, la vie à soi seulement, la vacherie. On a perdu la confiance en route. On l'a chassée, tracassée la pitié qui vous restait, soigneusement au fond du corps comme une sale pilule. On l'a poussée la pitié au bout de l'intestin avec la merde. Elle est bien là qu'on se dit.
Et je restais, devant Léon, pour compatir, et jamais j'avais été aussi gêné. J'y arrivais pas… Il ne me trouvait pas… Il en bavait… Il devait chercher un autre Ferdinand, bien plus grand que moi, bien sûr, pour mourir, pour l'aider à mourir plutôt, plus doucement. Il faisait des efforts pour se rendre compte si des fois le monde aurait pas fait des progrès. Il faisait l'inventaire, le grand malheureux, dans sa conscience… S'ils avaient pas changé un peu les hommes, en mieux, pendant qu'il avait vécu lui, s'il avait pas été des fois injuste sans le vouloir envers eux… Mais il n'y avait que moi, bien moi, moi tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l'amour de la vie des autres. De ça, j'en avais pas, ou vraiment si peu que c'était pas la peine de le montrer. J'étais pas grand comme la mort moi. J'étais bien plus petit. J'avais pas la grande idée humaine moi. J'aurais même je crois senti plus facilement du chagrin pour un chien en train de crever que pour lui Robinson, parce qu'un chien c'est pas malin, tandis que lui il était un peu malin malgré tout Léon. Moi aussi j'étais malin, on était des malins… Tout le reste était parti au cours de la route et ces grimaces mêmes qui peuvent encore servir auprès des mourants, je les avais perdues, j'avais tout perdu décidément au cours de la route, je ne retrouvais rien de ce qu'on a besoin pour crever, rien que des malices. Mon sentiment c'était comme une maison où on ne va qu'aux vacances. C'est à peine habitable. Et puis aussi c'est exigeant un agonique. Agoniser ne suffit pas. Il faut jouir en même temps qu'on crève, avec les derniers hoquets faut jouir encore, tout en bas de la vie, avec de l'urée plein les artères.
Ils pleurnichent encore parce qu'ils ne jouissent plus assez les mourants… Ils réclament… Ils protestent. C'est la comédie du malheur qui cherche à passer de la vie dans la mort même.
Il a repris un peu de ses sens quand Parapine lui a eu fait sa piqûre de morphine. Il nous a même raconté des choses alors à propos de ce qui venait d'arriver. « C'est mieux que ça se finisse comme ça… » qu'il a dit, et puis : « Ça fait pas si mal que j'aurais cru… » Lorsque Parapine lui a demandé à quel endroit qu'il souffrait exactement, on voyait bien qu'il était déjà un peu parti, mais aussi qu'il tenait malgré tout à nous dire encore des choses… La force lui manquait et puis les moyens. Il pleurait, il étouffait et il riait tout de suite après. C'était pas comme un malade ordinaire, on ne savait pas comment se tenir devant lui.
C'était comme s'il essayait de nous aider à vivre à présent nous autres. Comme s'il nous avait cherché à nous des plaisirs pour rester. Il nous tenait par la main. Chacun une. Je l'embrassai. Il n'y a plus que ça qu'on puisse faire sans se tromper dans ces cas-là. On a attendu. Il a plus rien dit. Un peu plus tard, une heure peut-être, pas davantage, c'est l'hémorragie qui s'est décidée, mais alors abondante, interne, massive. Elle l'a emmené.
Son cœur s'est mis à battre de plus en plus vite et puis tout à fait vite. Il courait son cœur après son sang, épuisé, là-bas, minuscule déjà, tout à la fin des artères, à trembler au bout des doigts. La pâleur lui est montée du cou et lui a pris toute la figure. Il a fini en étouffant. Il est parti d'un coup comme s'il avait pris son élan, en se resserrant sur nous deux, des deux bras.
Et puis il est revenu là, devant nous, presque tout de suite, crispé, déjà en train de prendre tout son poids de mort.
On s'est levés nous, on s'est dégagés de ses mains. Elles sont restées en l'air ses mains, bien raides, dressées toutes jaunes et bleues sous la lampe.
Dans la chambre ça faisait comme un étranger à présent Robinson, qui viendrait d'un pays atroce et qu'on n'oserait plus lui parler.
Parapine gardait ses esprits. Il a trouvé moyen d'envoyer chercher un homme au Poste. Justement c'était Gustave, notre Gustave, qui était de planton après son trafic.
« Voilà, encore un malheur ! » qu'il a fait Gustave dès qu'il est entré dans la pièce et qu'il a vu.
Et puis il s'est assis à côté pour souffler un peu et pour boire aussi un coup à la table des infirmiers qui n'était pas encore desservie. « Puisque c'est un crime faudrait mieux qu'on le porte au Poste » qu'il a proposé et puis il a remarqué encore : « C'était un gentil garçon Robinson, il aurait pas fait de mal à une mouche. Je me demande pourquoi qu'elle l'a tué ?… » Et il a rebu. Il aurait pas dû. Il supportait mal la boisson. Mais il l'aimait la bouteille. C'était son faible.
On a été chercher une civière en haut, avec lui, dans la réserve. Il était bien tard à présent pour déranger du personnel, nous décidâmes de transporter le corps jusqu'au Poste nous-mêmes. Le Poste c'était loin de l'autre côté du pays, après le passage à niveau, la dernière maison.
Ainsi nous nous mîmes en marche. Parapine tenait par l'avant la civière. Gustave Mandamour par l'autre bout. Seulement ils n'allaient pas très droit ni l'un ni l'autre. Il a même fallu que Sophie les guide un peu pour la descente du petit escalier. Je remarquai à ce moment-là qu'elle n'avait pas l'air bien émue Sophie. Ça s'était pourtant passé tout à côté d'elle et si près même qu'elle aurait bien pu prendre une des balles pendant qu'elle tirait l'autre folle. Mais Sophie, je l'avais déjà noté en d'autres circonstances, il lui fallait du temps pour qu'elle se mette en train dans les émotions. C'est pas qu'elle était froide, puisque ça la saisissait plutôt comme une tourmente, mais il lui fallait du temps.
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