« Tot ?… tot ? »
Il prend son carnet, il note… il sort sa montre… acier noir… l'heure… il note encore…
« L'autre ?…
— Revizor !
— Ach !… ach ! »
Il note… voilà qui est fait…
« Die andern ? les autres ? »
De l'autre côté… dehors, je lui ai dit…
« Nun !… nun ! »
Il est pressé… on y va… voici les deux autres…
« Ceux-là aussi sont morts… bien morts !… noyés ! ertrunken ! »
Un mot que je sais… ceux-là il peut toujours les secouer !… il y touche pas, il me croit sur parole… il note sur son petit carnet, l'heure la date…
« Da der Landrat ? da der sohn Leiden ? … »
Il veut pas se tromper…
« Là le Landrat ! … là le fils Leiden ! »
Il me demande pas où est le cordon… c'est pas moi qui vais en parler !
« Gut ! gut ! nun Kracht ! »
Kracht arrive… il amène du monde, une petite foule… tout ce qu'il a trouvé à la ferme… et au manoir, dans les étages, et au jardin… et les dames… toutes !… Isis von Leiden et la petite Cillie, et Marie-Thérèse l'héritière… et les Kretzer… et tout le personnel du Dienstelle , je vois pas Léonard ni Joseph… personne parle… ils font drôle là qui se taisent tous, muets… eux qu'étaient toujours si bignolles, papoteurs dans tous les coins, au bureau, à table, dehors… la première fois que je les prends absolu discrets figés… voici Nicolas, le géant russe… il vomit plus, ils l'ont fait lever, ils sont à quatre pour le soutenir, ils sont pas de trop… vraiment un bœuf… ils le font s'asseoir sur les feuilles… sonné, abruti, plus là !… le barbu lui pose une question… en russe… dur ! sec !… il répond rien… je sais pas ce qu'il a bu… ou bouffé ?… ou s'il fait semblant ?… mettons qu'on lui vide l'estomac… je vais pas suggérer !… ah, le sergent manchot arrive… lui aussi, et le chef cuisinier du Tanzhalle et encore d'autres !… prisonniers russes et allemands… le barbu veut que tout le monde soit là… il doit avoir d'autres questions… il allume un tout petit cigare, mégot mâchonné… je vois il en sort encore plein de sa poche, trois poignées de mégots mâchonnés, et qu'il les renfourne… je pourrais lui en offrir d'autres, des baths, des neufs… on verra plus tard… brutal, c'est sûr !… méchant je ne sais pas encore… nazi peut-être ?… il a le brassard… mais la croix gammée prouve rien… je me rendrai compte… là, il veut tout le monde autour de la mare… en cercle… ceux qui tiennent pas debout, assis ou couchés… mais tous là !… Nicolas lui s'est allongé, il a pas tenu… il s'est endormi, il me semble… il respire bien… les autres sont presque tous debout accolés les uns aux autres, comme agglomérés autour de la mare… ils ont mauvaise mine, ils pipent pas… Isis von Leiden dit rien non plus, ni Marie-Thérèse presque à côté d'elle… le barbu va parler… il crache son mégot, il graillonne, voilà !… il annonce, très lentement, et fort… qu'on puisse traduire au fur et à mesure… pour les Français il se tourne vers nous… « vous me comprenez ?… ja ! ja ! »… il est huit heures du matin, je vois le cadran, au-dessus des chaumes… il fait pas encore bien jour…
« Tous qui êtes ici, savez-vous quelque chose ?… vu, entendu quelque chose ? »
Personne répond… il pointe du doigt Isis von Leiden.
« Nein ! »
Elle était au Tanzhalle … « et vous ? »… à nous qu'il s'adresse…
« Nein ! »
Nous aussi nous étions à la séance…
« Und der ? »
Der c'est Nicolas, il dort sur le tas de feuilles, il ne peut pas répondre…
« Später ! plus tard !… »
Ah, Kracht !… qu'il approche !… il lui donne un ordre… je comprends qu'il s'agit de cercueils… särge … Kracht y avait déjà pensé… les cercueils sont prêts… le barbu veut les voir… un mot, les voici !… trois cercueils épais… sapin rouge… y a plus qu'à mettre les trois en boîte… le barbu veut que ce soit fait tout de suite !… encore les bibelforscher ! … ils sont là… le corps du cul-de-jatte entre mal… il a la tête presque dans le dos, retournée… l'effet des efforts qu'il a faits dans la cuve, ou bien les autres pour le sortir ?… là maintenant ça y est !… les couvercles !… Léonard ?… Joseph ?… Kracht me demande… je les ai pas revus ?… absolument pas !… ni l'un ni l'autre…
« Demain matin, six heures ! »
Le barbu annonce… encore l'enquête ?… non !… l'enterrement des trois !… « provisoire » !… le définitif dans deux mois, après l'autopsie ! ils ont tout ce qu'il faut à Berlin mais en ce moment tout est ailleurs, déménagé… leurs Instituts et leur Morgue… maintenant il paraît vers Brême… enfin nos trois là seront enterrés « provisoire »… nous connaissons le petit cimetière… un peu après l'école « volkschule »… un enclos tout sable, en pente, pas loin… deux… trois cents mètres… avant le bois de bouleaux…
« Entendu !… au péristyle ! »
Et je dis moi, j'ajoute…
« Cinq heures trente ! »
Comme enquête, ça a été vite… enlevé, je dirais… ce barbu doit avoir une raison… on saura peut-être plus tard… pour le moment : cinq heures trente ! je vois qu'on ne va pas dormir beaucoup… oh, il ne s'agit pas de sommeil ! La Vigue dort un peu… plutôt somnolent, absent… et là je le regarde… il recommence à loucher !… le coup que je le regarde, il crie ! il s'y met… et en allemand !…
« Leute ! leute !… ich bin der mörderer !… ich ! ich ! »
Il se frappe la poitrine ! il s'accuse !…
« Moi ! moi ! l'assassin !
— Tais-toi voyons ! con ! t'étais avec nous ! »
Tout le monde l'avait vu avec nous ! heureusement ! et entre Kracht et Isis !… ça la foutait mal tout de même !… le barbu veut savoir… je vais lui expliquer… Kracht lui explique…
« Nichts !… nichts… schauspieler ! nervös ! comédien ! hystérique !
— Il est comédien ?…
— Die Bühne ! die bühne gesehen ! »
Je veux qu'il comprenne que c'est la scène !… d'avoir vu la scène, de pas en être !… que c'était tout !… l'accès de jalousie ! le juge répond…
« Ach !… ach ! »
Les gens tous qu'allaient s'en aller reviennent… ils l'écoutent gueuler : ich ! ich ! moi… mörderer ! mais ils y croient pas, ils se moquent… ils savent… tous !… même les Russes et les ménagères… ils étaient tous au Tanzhalle ! … que ce franzose est complètement louf ! « schauspieler ! verrückt » qu'il est !… « überspannt ! … surexcité ! »… ils le connaissent, ils savent ! je vois un mouvement de sympathie… pas très agréable, mais un… le seul qu'on ait eu à Zornhof… l' untersuchungsrichter barbu se met un peu plus loin, dans la boue… il se planque là, nous regarde… La Vigue gueule plus, il a repris son expression « homme de nulle part »… et sa loucherie…
« Sie nehmen ihn mit ? »
Il me crie…
« Ja ! ja ! ja ! »
Je suis catégorique, certainement je le prends avec moi !
« Sie sind verantwortlich ? »
Bien sûr que je suis responsable !
« Sicher ! sicher ! »
Marie-Thérèse vient à mon aide, elle a peur que j'aie pas compris…
« Il vous a demandé si vous le prenez avec vous ?
— Oui ! oui Mademoiselle !… parfaitement d'accord !… mille grâces ! et la responsabilité ! de tout, d'abord, je suis responsable ! »
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