« A qui ai-je l'honneur ?
— Ma femme !… M. Coquillaud ! et moi-même ! »
J'en dis pas plus… c'est assez… un homme au premier abord, ni vulgaire ni brute, assez gras… dans la cinquantaine… et à lunettes…
« Par ici, je vous prie ! »
Il nous précède… il boite un peu…
« Vous voudrez bien m'excuser… j'ai entendu vos paroles… cet immeuble vide résonne !… je ne suis pas fleuriste du tout !… je le déplore !… je regrette, Madame ! je suis bien docteur, c'est exact… mais docteur en droit… et avocat…
— Oh, vous nous pardonnerez, Maître !… notre sottise !… Ivan, en face, aurait dû nous expliquer !…
— Celui que vous appelez Ivan ne sait rien du tout !… il s'appelle Petroff… il est stupide comme tous ces gens russes… stupide et ivrogne et menteur… tous ces gens de l'Est… ici, n'est-ce pas, nos bonnes manières les déroutent… ils ne savent plus ce qu'ils voient, ce qu'ils entendent, ils ne savent plus ce qu'ils sont !… là-bas on les fouette tous les jours… sitôt qu'ils cessent d'être battus, ils délirent !… le cas de ce Petroff, celui que vous appelez Ivan… il me voit fleuriste !… certes j'ai des fleurs… mais pour l'ornement de mon local, pas pour commerce !… il vient me voir assez souvent… me vendre de sa crème… je lui ai dit cent fois : “Je suis avocat, Petroff”… il faudrait que je le batte au sang pour qu'il se souvienne !… l'habitude !
— Oh, certainement, cher Maître, très juste !… très juste !
— J'aime beaucoup les fleurs, je possédais à Breslau un véritable jardin de fleurs tropicales… en deux serres…
— Ah, vous étiez à Breslau ?
— Oui Monsieur, et je pense, et je crois que je peux dire que mon cabinet était le plus important de Haute-Silésie… jusqu'à Vienne !… au criminel comme au civil !…
— Vous avez fait, bien entendu, de longs séjours en France, cher Maître ?
— Oh oui !… j'ai même présenté à Toulouse une thèse en français, sur Cujas…
— Cher Maître, rien qu'à vous entendre ! aux premiers mots !
— Vous trouvez alors que je parle assez bien français ?
— Bien ?… bien ?… mais on ne peut mieux, cher Maître !… comme on ne le parle plus… sauf quelques très grands écrivains… Duhamel, Delly, Mauriac… et peut-être ?…
— Ah, en vérité ? vous trouvez ?… vous me faites plaisir !… prenez place ! assoyez-vous, je vous en prie ! là, Madame !… je crois que ce divan est plus accueillant que mes fauteuils ! tous “d'occasion”, vous vous doutez !… je n'ai rien sauvé de Breslau !… pas un dossier !… et vous-mêmes !… je me permets !… vous êtes à Berlin en touristes ?… vous connaissez un peu la ville ?…
— Oh, très peu… très peu…
— Alors vous me ferez le grand plaisir, puisque vous demeurez en face, de venir me prendre, et je vous montrerai les endroits un peu pittoresques… cette ville est un peu secrète, comme chez vous Lyon… elle a été très décriée, salie dirais-je… ville très sinistre !… ville de pédérastes, de monstres !… vous avez sûrement entendu ?…
— Oh, la jalousie, Maître ! rien de sérieux !
— Vous verrez !… vous verrez vous-même !… en attendant, je vous prie, mon appartement est à vous ! disposez ! disposez ! et toutes les fleurs !… choisissez pour votre chambre ! le « Zenith » ne paie pas de mine !… je sais !… les chambres sont dans un triste état !… cet hôtel a beaucoup souffert des derniers bombardements… toute la rue d'ailleurs !… cette rue n'est plus que façades… à peine, ci, là, quelques logis… quelques cratères sont aménagés… me dit-on… pour ma part j'ai reconstruit, vous pouvez voir… avec les moyens possibles !… un entresol, et suspendu ! le plafond, les cloisons, sont d'autres immeubles… en face… à côté… les meubles d'autres quartiers détruits… surtout d' Alt Köln … des amis d'ici et de là-bas m'ont aidé… en cette maison tous les locataires sont morts… morts chez eux… tous les corps identifiés… la loi me fait droit… du moment que je reconstruis, occupe le local, bourgeoisement, et paye les impôts, je suis chez moi… loi de 1700, nullement abrogée !… »
Il s'animait !… soutenait sa cause !… le lorgnon tremblotant… ah, que personne vienne contester !… son droit ! et qu'il occupe bourgeoisement !… pas fleuriste du tout !… une invention de ce Petroff, sale animal, crapule à fouetter, jaloux cochon slave !
« J'attends n'est-ce pas, que tout s'arrange !… retourner à Breslau ? non !… je m'inscris ici !… j'ouvre mon cabinet, ici même !
— Certes ! certes, Maître !
— Situé vous le voyez en plein centre !… à deux pas de la Chancellerie ! »
Il se frappe le front…
« Comment ? comment ? vous ne savez pas ? »
Il se lève, vraiment pas à croire !… il regarde l'heure… le Chancelier… la Chancellerie, là, si près !… c'est le moment, il va être quatre heures ! deux pas !… nous voulons ?…
« Oh, certainement !… enchanté… tout ce qu'il y a d'heureux ! quelle veine ! »
Bébert le chat dans sa sacoche, et en route !… Pas loin, il avait raison… une minute…
Eh bien, c'est ça leur Chancellerie ?… grand rectangle en pierres genre granit… mais bien plus triste que du granit, plus funèbre… pas étonnant ce qui s'y est passé !… en comparaison, le Panthéon, les Invalides, font amusants… tout ça sur une petite place de très chagrine sous-préfecture… y a les portes de la Chancellerie qui sont vraiment colossales… sûrement blindées… eh bien, c'est pas tout ! et l'Adolf ?… on est venu pour !… il est là-dedans ? enfermé ?… il va sortir ?… je demande à La Vigue… il ne sait pas… zut !… je demande audit Pretorius « chutt !… chutt ! » il me répond… « les voilà ! vous entendez la fanfare ?… » j'entends rien du tout !… il n'y a que nous sur cette petite place !… nous trois, nous quatre, Lili, moi, La Vigue et lui… personne autre !… debout, on attend… cette « place de la Chancellerie » est vraiment peu fréquentée… pas une sentinelle, pas un troubade, pas un schuppo… je commence à la trouver mauvaise, pourquoi il nous a emmenés là ?… on l'a vue sa Chancellerie… j'y dis !…
« Ça va !… on remonte !
— Chutt !… chutt ! »
Lui, entend quelque chose !… il me regarde…
« Les voilà !… »
Je vois rien… j'entends rien…
« Tu vois quelque chose, toi ? »
Je demande à Lili… et à La Vigue… non !… rien du tout !… le mec est inquiétant… je me doutais un peu… mais là, pour sûr !… on voit rien, on entend rien… lui tout au contraire, il se tient plus !… il crie !… il hurle !… sur la pointe des pieds !… heil ! heil ! ça le prend là à côté de nous… son feutre à bout de bras !… heil !… heil ! … il est remonté !… il voit des trucs ?… y a rien… rien… je peux dire : rien !… il se fout de nous ? il le fait exprès ?… la place absolument vide… toutes les boutiques autour fermées… lui voit l'Hitler !
« Vous voyez, il entre !… les portes s'ouvrent !… magnifique ! magnifique ! heil ! »
Et il gueule encore trois heil … il voudrait peut-être que nous aussi ?… il remet son feutre… c'est terminé…
« Remontons ! »
Je vais pas lui demander si c'est vrai… on se tait… on s'en va… on l'écoute… c'est lui qui raconte les choses… qu'Hitler avait bien bonne mine… que la foule était si heureuse !… nous on veut bien, on dit comme lui… comme ça jusqu'à sa maison Schinkelstrasse … colonnes et décombres… l'acrobatie… d'abord par des escabeaux jusqu'au palier du « troisième » et puis la redescente par la longue échelle jusqu'à son entresol-hamac… épreuve ! surtout pour moi, à vertiges… maintenant voilà, on est revenus… où il a trouvé tous ses meubles ?… il m'explique, très raisonnable, plus du tout l'énergumène… il a des relations dans toute la banlieue de Berlin… il achète les meubles de personnes enfuies, bombardées, défuntes… oh, pas tout !… que les bonnes pièces ! je vois, c'est vrai, il déconne pas… c'est bon !… commodes, tables, fauteuils, pas horreurs du tout ! je lui demande…
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