— Tu vois, lui dit-il, je t’avais bien dit que tu n’irais pas toute seule au bal.
Au même instant, à Goose Cove, Tamara fouinait dans la maison déserte. Elle avait longuement tambouriné contre la porte, sans réponse : si Harry se cachait, elle allait venir le trouver. Mais il n’y avait personne et elle décida de procéder à une petite inspection. Elle commença par le salon, puis les chambres et enfin le bureau de Harry. Elle fouilla parmi les feuillets épars sur sa table de travail, jusqu’à trouver celui qu’il venait d’écrire :
Ma Nola, Nola chérie, Nola d’amour. Qu’as-tu fait ? Pourquoi vouloir mourir ? Est-ce à cause de moi ? Je t’aime, je t’aime plus que tout. Ne me quitte pas. Si tu meurs, je meurs. Tout ce qui importe dans ma vie, Nola, c’est toi. Quatre lettres : N-O-L-A.
Et Tamara, effarée, empocha le feuillet, bien décidée à détruire Harry Quebert.
19.
L’Affaire Harry Quebert
“ Les écrivains qui passent leur nuit à écrire, sont malades de caféine et fument des cigarettes roulées, sont un mythe, Marcus. Vous devez être discipliné, exactement comme pour les entraînements de boxe. Il y a des horaires à respecter, des exercices à répéter : gardez le rythme, soyez tenace et respectez un ordre impeccable dans vos affaires. Ce sont ces trois Cerbères qui vous protégeront du pire ennemi des écrivains.
— Qui est cet ennemi ?
— Le délai. Savez-vous ce que signifie un délai ?
— Non.
— Ça veut dire que votre cervelle, qui est capricieuse par essence, doit produire en un laps temps délimité par un autre. Exactement comme si vous êtes livreur et que votre patron exige de vous que vous soyez à tel endroit à telle heure très précise : vous devez vous débrouiller, et peu importe qu’il y ait du trafic ou que vous soyez victime d’une crevaison. Vous ne pouvez pas être en retard, sinon vous êtes foutu. C’est exactement la même chose avec les délais que vous imposera votre éditeur. Votre éditeur, c’est à la fois votre femme et votre patron : sans lui vous n’êtes rien, mais vous ne pouvez pas vous empêcher de le haïr. Surtout, respectez les délais, Marcus. Mais si vous pouvez vous payer ce luxe, jouez avec. C’est tellement plus amusant.”
C’est Tamara Quinn elle-même qui me raconta avoir volé le feuillet chez Harry. Elle me fit cette confidence le lendemain de notre discussion au Clark’s. Son récit ayant piqué ma curiosité, je pris la liberté d’aller la trouver chez elle pour qu’elle parle encore. Elle me reçut dans son salon, très excitée de l’intérêt que je lui portais. Citant sa déclaration faite à la police deux semaines plus tôt, je lui demandai comment elle avait été au courant de la relation entre Harry et Nola. C’est à ce moment qu’elle me parla de sa visite à Goose Cove le dimanche soir après la garden-party.
— Ce mot que j’ai trouvé sur son bureau, c’était à vomir, me dit-elle. Des horreurs sur la petite Nola !
Je compris à la façon dont elle en parlait qu’elle n’avait jamais envisagé l’hypothèse d’une histoire d’amour entre Harry et Nola.
— À aucun moment vous n’avez imaginé qu’ils aient pu s’aimer ? demandai-je.
— S’aimer ? Allons, ne dites pas de sottises. Quebert est un pervers notoire, un point c’est tout. Je ne peux pas imaginer une seule seconde que Nola ait pu répondre à ses avances. Dieu sait ce qu’il lui a fait subir… Pauvre petite.
— Et ensuite ? Qu’avez-vous fait de ce feuillet ?
— Je l’ai emporté avec moi.
— Dans quel but ?
— Nuire à Quebert. Je voulais qu’il aille en prison.
— Et vous avez parlé de ce feuillet à quelqu’un ?
— Évidemment !
— À qui ?
— Au Chef Pratt. Dans les jours qui ont suivi cette découverte.
— Uniquement à lui ?
— J’en ai parlé plus largement au moment de la disparition de Nola. Quebert était une piste que la police ne devait pas négliger.
— Donc, si je comprends bien, vous découvrez que Harry Quebert en pince pour Nola, et vous n’en parlez à personne, sauf lorsque la gamine en question disparaît, environ deux mois plus tard.
— C’est ça.
— Madame Quinn, dis-je. Du peu que je vous connais, je vois mal pourquoi au moment de votre découverte, vous ne vous en servez pas pour faire du tort à Harry, qui s’est somme toute mal comporté à votre égard en ne venant pas à votre garden-party… Je veux dire, sauf votre respect, vous êtes plutôt du genre à placarder ce feuillet sur les murs de la ville ou à le distribuer dans les boîtes aux lettres de vos voisins.
Elle baissa les yeux :
— Vous ne comprenez donc pas ? J’en avais tellement honte. Tellement honte ! Harry Quebert, le grand écrivain venu de New York, répudiait ma fille pour une gamine de quinze ans. Ma fille ! Vous pensez que je me sentais comment ? J’étais tellement humiliée. Tellement humiliée ! J’avais fait courir le bruit que Harry et Jenny, c’était du solide, alors imaginez la tête des gens… Et puis, Jenny était tellement amoureuse. Elle en serait morte, si elle avait su. Alors j’ai décidé de garder ça pour moi. Il fallait voir ma Jenny, le soir du bal de l’été qui eut lieu la semaine suivante. Elle avait l’air si triste, même au bras de Travis.
— Et le Chef Pratt ? Que vous a-t-il dit lorsque vous lui en avez parlé ?
— Qu’il allait mener son enquête. Je lui en ai reparlé quand la petite a disparu : il a dit que ça pouvait être une piste. Le problème c’est qu’entre-temps, ce feuillet a disparu.
— Comment ça, disparu ?
— Je le gardais dans le coffre du Clark’s. J’étais la seule à y avoir accès. Et puis un jour du tout début du mois d’août 1975, ce feuillet a mystérieusement disparu. Plus de feuillet, plus de preuve contre Harry.
— Qui l’aurait pris ?
— Aucune idée ! Ça reste un vrai mystère. Un coffre énorme, en fonte, dont j’étais la seule à posséder la clé. À l’intérieur, il y avait toute la comptabilité du Clark’s, l’argent des salaires et quelques liquidités pour les commandes. Un matin, j’ai réalisé que le feuillet n’était plus là. Il n’y avait aucun signe d’effraction. Tout était là, sauf ce maudit bout de papier. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui a pu se passer.
Je pris note de ce qu’elle me disait : tout ceci devenait de plus en plus intéressant. Je demandai encore :
— De vous à moi, Madame Quinn, lorsque vous avez découvert les sentiments de Harry pour Nola, qu’avez-vous ressenti ?
— De la colère, du dégoût.
— N’auriez-vous pas essayé de vous venger en envoyant quelques lettres anonymes à Harry ?
— Des lettres anonymes ? Est-ce que j’ai une tête à faire ce genre de saloperie ?
Je n’insistai pas et poursuivis mes questions :
— Pensez-vous que Nola aurait pu avoir des relations avec d’autres hommes à Aurora ?
Elle manqua de s’étouffer avec son thé glacé.
— Mais vous n’y êtes pas du tout ! Pas-du-tout ! C’était une gentille petite, toute mignonne, toujours prête à rendre service, travailleuse, intelligente. Qu’est-ce que vous allez imaginer avec vos histoires de coucheries intempestives ?
— Juste une simple question, comme ça. Connaissez-vous un certain Elijah Stern ?
— Bien sûr, répondit-elle comme si c’était l’évidence même, avant d’ajouter : c’était le propriétaire avant Harry.
— Le propriétaire de quoi ? demandai-je.
— De la maison de Goose Cove, pardi. Elle appartenait à Elijah Stern, et il y venait régulièrement avant. C’était une maison de famille, je crois. Il y a une époque où on le croisait souvent à Aurora. Lorsqu’il a repris les affaires de son père à Concord, il n’a plus eu le temps de venir ici, alors il a mis Goose Cove en location, avant de finalement la vendre à Harry.
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