Vers midi, Nola se fit relever par Mindy en plein coup de feu du déjeuner, ce qui était inhabituel. Elle vint poliment prendre congé de Harry, accompagnée par un homme dont Harry avait compris qu’il s’agissait de son père, le révérend David Kellergan. Il était arrivé en fin de matinée et il avait bu un lait grenadine au comptoir.
— Au revoir, Monsieur Quebert, dit Nola. J’ai terminé pour aujourd’hui. Je voulais simplement vous présenter mon père, le révérend Kellergan.
Harry se leva et les deux hommes échangèrent une poignée de main amicale.
— Alors, vous êtes le fameux écrivain, sourit le révérend.
— Et vous devez être le révérend Kellergan dont on parle beaucoup ici, répondit Harry.
David Kellergan eut un air amusé :
— Ne prêtez pas attention à ce que racontent les gens. Ils exagèrent toujours.
Nola sortit de sa poche une affichette et la tendit à Harry.
— C’est le spectacle de fin d’année du lycée aujourd’hui, Monsieur Quebert. C’est pour ça que je dois partir plus tôt aujourd’hui. C’est à dix-sept heures, viendrez-vous ?
— Nola, la réprimanda gentiment son père, laisse ce pauvre Monsieur Quebert tranquille. Que veux-tu qu’il fasse au spectacle du lycée ?
— Ce sera un beau spectacle ! se justifia-t-elle, enthousiaste.
Harry remercia Nola pour son invitation et la salua. Par la baie vitrée, il la regarda disparaître au coin de la rue, puis il rentra à Goose Cove pour se plonger encore dans ses brouillons.
Ce fut quatorze heures. N-O-L-A. Depuis deux heures qu’il était assis à son bureau, il n’avait rien écrit : il avait les yeux rivés sur sa montre. Il ne devait pas aller au lycée : c’était interdit. Mais ni les murs, ni les prisons ne pouvaient l’empêcher de vouloir être avec elle : son corps était enfermé à Goose Cove mais son esprit dansait sur la plage avec Nola. Ce fut quinze heures. Puis seize heures. Il s’accrochait à son stylo pour ne pas quitter son bureau. Elle avait quinze ans, c’était un amour interdit. N-O-L-A.
À seize heures cinquante, Harry, vêtu d’un élégant costume sombre, entra dans l’auditorium du lycée. La salle débordait de monde ; toute la ville était là. À mesure qu’il avançait dans les rangées, il eut l’impression que tout le monde chuchotait à son passage, que les parents d’élèves dont il croisait le regard lui disaient : Je sais pourquoi tu es là. Il se sentit terriblement mal à l’aise et, choisissant une rangée au hasard, il s’enfonça dans un fauteuil pour qu’on ne le voie plus.
Le spectacle débuta ; il entendit une infâme chorale, puis un ensemble de trompettes sans swing. Des danseuses étoiles sans étoiles, un quatre-mains sans âme et des chanteurs sans voix. Puis, l’éclairage s’éteignit complètement, et de l’obscurité, il ne jaillit que le halo d’un projecteur qui dessina un rond de lumière sur la scène. Elle arriva alors, vêtue d’une robe bleue à paillettes qui la faisait scintiller de mille éclats. N-O-L-A. Il y eut un silence spectaculaire ; elle s’assit sur une chaise de bar, arrangea sa barrette et ajusta le pied girafe du micro qu’on venait de placer devant elle. Elle eut ensuite ce sourire rayonnant à l’attention de son auditoire, elle attrapa une guitare et entonna soudain Can’t Help Falling in Love with You, dans une version qu’elle avait elle-même réarrangée.
Le public resta bouche bée ; et Harry comprit à cet instant qu’en le faisant venir à Aurora, le destin l’avait mis sur la route de Nola Kellergan, l’être le plus extraordinaire qu’il avait jamais rencontré et qu’il ne rencontrerait jamais plus. Peut-être que son destin n’était pas d’être écrivain mais d’être aimé par cette jeune femme hors du commun ; pouvait-il y avoir plus beau destin ? Il en fut tellement bouleversé qu’à la fin du spectacle, il se leva de sa chaise au milieu des applaudissements et s’enfuit. Il rentra précipitamment à Goose Cove, s’installa sur la terrasse de la maison et, tout en avalant de larges rasades de whisky, il se mit à écrire frénétiquement : N-O-L-A, N-O-L-A, N-O-L-A. Il ne savait plus ce qu’il devait faire. Quitter Aurora ? Mais pour aller où ? Dans la cacophonie de New York ? Il s’était engagé avec la location de cette maison pour quatre mois et il en avait déjà payé la moitié. Il était venu ici pour écrire un livre, il devait s’y tenir. Il devait se ressaisir et se comporter en écrivain.
Lorsqu’il eut écrit à en avoir mal au poignet et que le whisky lui fit tourner la tête, il descendit sur la plage, malheureux, et s’affala contre un grand rocher pour contempler l’horizon. Il entendit soudain des bruits de pas derrière lui.
— Harry ? Harry, que vous arrive-t-il ?
C’était Nola, dans sa robe bleue. Elle se précipita près de lui et s’agenouilla sur le sable.
— Harry, au nom du Ciel ! Êtes-vous souffrant ?
— Qu’est-ce… Qu’est-ce que tu fabriques ici ? demanda-t-il pour toute réponse.
— Je vous ai attendu après le spectacle. Je vous ai vu partir pendant les applaudissements et je ne vous ai plus retrouvé. Je me suis inquiétée… Pourquoi êtes-vous parti si vite ?
— Tu ne devrais pas rester là, Nola.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai bu. Je veux dire : je me suis un peu saoulé. Je le regrette maintenant, si j’avais su que tu viendrais, je serais resté sobre.
— Pourquoi avez-vous bu, Harry ? Vous avez l’air si triste…
— Je me sens seul. Je me sens horriblement seul.
Elle se blottit contre lui et pénétra son regard de ses yeux éclatants.
— Harry, enfin, il y a tellement de gens autour de vous !
— La solitude me tue, Nola.
— Je vais vous tenir compagnie, alors.
— Tu ne devrais pas…
— J’en ai envie. Sauf si je vous dérange.
— Tu ne me déranges jamais.
— Harry, pourquoi les écrivains sont-ils des gens si seuls ? Hemingway, Melville… Ce sont les hommes les plus seuls du monde !
— Je ne sais pas si ce sont les écrivains qui sont seuls ou si c’est la solitude qui pousse à écrire…
— Et pourquoi les écrivains se suicident-ils tous ?
— Tous les écrivains ne se suicident pas. Seulement ceux dont on ne lit pas les livres.
— J’ai lu votre livre. Je l’ai emprunté à la bibliothèque municipale et je l’ai lu en une nuit ! J’ai adoré ! Vous êtes un très grand écrivain, Harry ! Harry… cet après-midi, j’ai chanté pour vous. Cette chanson, je l’ai chantée pour vous !
Il sourit et la regarda ; elle passa sa main dans ses cheveux avec une tendresse infinie avant de répéter :
— Vous êtes un très grand écrivain, Harry. Vous ne devez pas vous sentir seul. Je suis là.
“Au fond, Harry, comment devient-on écrivain ?
— En ne renonçant jamais. Vous savez, Marcus, la liberté, l’aspiration à la liberté est une guerre en soi. Nous vivons dans une société d’employés de bureau résignés, et il faut, pour se sortir de ce mauvais pas, se battre à la fois contre soi-même et contre le monde entier. La liberté est un combat de chaque instant dont nous n’avons que peu conscience. Je ne me résignerai jamais.”
L’inconvénient des petites villes de l’Amérique profonde est qu’elles ne disposent que de brigades de pompiers volontaires, moins rapides à mobiliser que les professionnels. Le soir du 20 juin 2008, alors que je voyais les flammes s’échapper de la Corvette et se propager à la petite annexe qui servait de garage, il s’écoula ainsi un certain laps de temps entre le moment où je prévins les secours et leur arrivée à Goose Cove. Il relève donc du miracle que la maison elle-même n’ait pas été touchée, même si, aux yeux du capitaine des pompiers d’Aurora, le miracle tint surtout au fait que le garage consistait en un bâtiment séparé et que ceci avait permis de circonscrire l’incendie rapidement.
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