Nola, à la suite d’un article du New York Times, se voyait désormais surnommée la fillette qui avait ému l’Amérique. Et les lettres de lecteurs que je recevais faisaient toutes état de ce sentiment : tous avaient été touchés par l’histoire de cette fillette malheureuse et maltraitée qui avait retrouvé le sourire en rencontrant Harry Quebert et qui, du haut de ses quinze ans, s’était battue pour lui, et lui avait permis d’écrire Les Origines du mal. Certains spécialistes de la littérature affirmaient d’ailleurs que son livre ne pouvait se lire correctement que grâce au mien ; ils en proposaient désormais une nouvelle approche dans laquelle Nola ne représentait plus un amour impossible mais la toute-puissance sentimentale. C’est ainsi que Les Origines du mal qui, quatre mois plus tôt, avaient été retirées de quasiment toutes les librairies du pays, voyaient à présent les ventes redécoller. En prévision de Noël, l’équipe marketing de Barnaski était en train de préparer un coffret à tirage limité contenant Les Origines du mal, L’Affaire Harry Quebert et une analyse de texte proposée par un certain François Lancaster.
Quant à Harry, je n’avais plus eu aucune nouvelle depuis que je l’avais quitté au Sea Side Motel. J’avais pourtant essayé de le joindre à d’innombrables reprises : son portable était coupé, et lorsque j’appelais le motel et demandais la chambre 8, le téléphone sonnait dans le vide. De façon générale, je n’avais eu aucun contact avec Aurora, ce qui valait peut-être mieux ; je n’avais guère envie de savoir comment était reçu le livre là-bas. Je savais simplement, par l’intermédiaire du service juridique de Schmid & Hanson, qu’Elijah Stern s’acharnait à essayer de les assigner en justice, qualifiant de diffamatoires les passages le concernant, et notamment ceux où je m’interrogeais sur les raisons pour lesquelles il avait non seulement accédé à la demande de Luther en demandant à Nola de poser nue, mais n’avait également jamais signalé à la police la disparition de sa Monte Carlo noire. Je l’avais pourtant appelé avant la sortie du livre pour obtenir sa version des faits, mais il n’avait pas daigné me répondre.
À partir de la troisième semaine d’octobre, exactement comme l’avait prévu Barnaski, l’élection présidentielle occupa l’intégralité de l’espace médiatique. Les sollicitations à mon adresse diminuèrent drastiquement, et j’en éprouvai un certain soulagement. Je venais de vivre deux années éprouvantes, mon premier succès, la maladie des écrivains, puis ce second livre enfin. J’avais l’esprit apaisé, et je ressentais un réel besoin de partir quelque temps en vacances. Comme je n’avais pas envie de partir seul et que je voulais remercier Douglas pour son soutien, j’achetai deux billets pour les Bahamas, histoire de passer des vacances entre copains, ce qui ne m’était plus arrivé depuis le lycée. Je voulus lui en faire la surprise, un soir où il vint regarder le sport chez moi. Mais à mon grand désarroi, il déclina mon invitation.
— Ça aurait été chouette, me dit-il, mais j’ai prévu d’emmener Kelly aux Caraïbes aux mêmes dates.
— Kelly ? T’es toujours avec elle ?
— Oui, bien sûr. Tu ne le savais pas ? On prévoit de se fiancer. Je vais justement lui demander sa main là-bas.
— Oh, génial ! Je suis vraiment content pour vous deux. Toutes mes félicitations.
Je dus avoir un air un peu triste, parce qu’il me dit :
— Marc, tu as tout ce que n’importe qui voudrait avoir dans la vie. Il est temps de ne plus être seul, désormais.
J’acquiesçai.
— C’est que… Il y a des lustres que j’ai pas eu de rencart, me justifiai-je.
Il sourit.
— T’inquiète pas pour ça.
C’est cette conversation qui nous amena à la soirée du surlendemain, le mercredi 22 octobre 2008, qui fut le soir où tout bascula.
Douglas m’avait arrangé un rendez-vous avec Lydia Gloor, dont il avait appris par son agent qu’elle en pinçait toujours pour moi. Il m’avait convaincu de lui téléphoner et nous étions convenus de nous retrouver dans un bar de Soho. Sur le coup de dix-neuf heures, Douglas passa chez moi pour me soutenir moralement.
— T’es pas encore prêt ? constata-t-il en me découvrant torse nu lorsque je lui ouvris la porte.
— J’arrive pas à me décider sur la chemise ? répondis-je en agitant deux cintres devant moi.
— Mets la bleue, ce sera très bien.
— T’es sûr que c’est pas une erreur de sortir avec Lydia, Doug ?
— Tu vas pas te marier, Marc. Tu vas juste boire un verre avec une jolie fille qui te plaît et à qui tu plais. Vous verrez bien si le courant passe toujours.
— Et après le verre on fait quoi ?
— Je t’ai réservé une table dans un italien branché, pas loin du bar. Je vais t’envoyer un message avec l’adresse.
Je souris.
— Qu’est-ce que je ferais sans toi, Doug ?
— C’est à ça que servent les amis, non ?
À cet instant, je reçus un appel sur mon portable. Je n’aurais probablement pas répondu si je n’avais pas vu sur l’écran digital du téléphone qu’il s’agissait de Gahalowood.
— Allô, sergent ? Quel plaisir de vous entendre.
Il avait une mauvaise voix.
— Bonsoir, l’écrivain, désolé de vous importuner…
— Vous ne me dérangez pas du tout.
Il avait l’air très contrarié. Il me dit :
— L’écrivain, je crois qu’on a un gigantesque problème.
— Que se passe-t-il ?
— C’est à propos de la mère de Nola Kellergan. Celle dont vous racontez dans votre livre qu’elle battait sa fille.
— Louisa Kellergan, oui. Qu’y a-t-il ?
— Avez-vous accès à Internet ? Il faut que je vous envoie un e-mail.
J’allai au salon et y allumai mon ordinateur. Je me connectai à ma boîte e-mail tout en restant au téléphone avec Gahalowood. Il venait de m’envoyer une photo.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. Vous commencez à m’inquiéter.
— Ouvrez l’image. Vous vous souvenez, vous m’aviez parlé de l’Alabama ?
— Oui, bien sûr que je m’en rappelle. C’est de là que venaient les Kellergan.
— Nous avons merdé, Marcus. Nous avons complètement oublié de nous pencher sur l’Alabama. Vous me l’aviez dit en plus !
— Qu’est-ce que je vous avais dit ?
— Qu’il fallait découvrir ce qui s’était passé en Alabama.
Je cliquai sur l’image. C’était une photo d’une pierre tombale, dans un cimetière, sur laquelle figurait l’inscription suivante :
LOUISA KELLERGAN
1930–1969
Notre épouse et mère bien-aimée
Je restai effaré.
— Nom de Dieu ! soufflai-je. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que la mère de Nola est morte en 1969, soit six ans avant la disparition de sa fille !
— Qui vous a transmis cette photo ?
— Un journaliste de Concord. Ça va faire la une de la presse demain, l’écrivain, et vous savez comment ça se passe : il ne faudra pas trois heures pour que tout le pays décrète que ni votre livre, ni l’enquête ne tiennent la route.
Ce soir-là, il n’y eut pas de dîner avec Lydia Gloor. Douglas sortit Barnaski d’un rendez-vous d’affaires, Barnaski sortit Richardson-du-département-juridique de chez lui, et nous eûmes une séance de crise particulièrement houleuse dans une salle de réunion de Schmid & Hanson. Le cliché était en fait une reprise, par le Concord Herald, de la découverte d’un journal local de la région de Jackson. Barnaski venait de passer deux heures à essayer de convaincre le rédacteur en chef du Concord Herald de renoncer à faire de cette image la une de son numéro du lendemain, mais en vain.
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