— Parce qu’elle est morte !
— Oui. Mais maintenant cet homme peut en faire le deuil.
— Non, il est trop tard ! Il a soixante-sept ans désormais !
— Il n’est jamais trop tard pour aimer de nouveau.
Je lui fis un signe amical de la main.
— Au revoir, Harry. Je vous appellerai à mon arrivée à New York.
— N’appelez pas. C’est mieux.
Je descendis les escaliers extérieurs qui menaient au parking. Alors que je m’apprêtais à remonter en voiture, je l’entendis crier à mon intention, depuis la balustrade du premier étage :
— Marcus, quelle est la date d’aujourd’hui ?
— Le 30 août, Harry.
— Et quelle heure est-il ?
— Il est presque onze heures du matin.
— Plus que huit heures, Marcus !
— Huit heures avant quoi ?
— Avant qu’il soit dix-neuf heures.
Je ne saisis pas tout de suite et je demandai :
— Que se passe-t-il à dix-neuf heures ?
— Nous avons rendez-vous, elle et moi, vous le savez bien. Elle viendra. Regardez, Marcus ! Regardez où nous sommes ! Nous sommes au paradis des écrivains. Il suffit de l’écrire et tout pourra changer.
*
30 août 1975 au paradis des écrivains
Elle décida de ne pas passer par la route 1 mais de longer l’océan. C’était plus prudent. Serrant le manuscrit dans ses bras, elle courut sur les galets et sur le sable. Elle était presque à la hauteur de Goose Cove. Encore deux ou trois miles à marcher et elle arriverait au motel. Elle regarda sa montre : il était un peu plus de dix-huit heures. D’ici quarante-cinq minutes, elle serait au rendez-vous. À dix-neuf heures, comme convenu. Elle continua encore et arriva aux abords de Side Creek Lane où elle jugea qu’il était temps de traverser la bordure de forêt jusqu’à la route 1. Elle remonta de la plage à la forêt en grimpant sur une succession de rochers, puis elle traversa prudemment les rangées d’arbres, en prenant garde de ne pas se griffer ni déchirer sa jolie robe rouge dans les fourrés. À travers la végétation elle aperçut une maison au loin : dans la cuisine, une femme préparait une tarte aux pommes.
Elle rejoignit la route 1. Juste avant qu’elle ne sorte de la forêt, une voiture passa à bonne allure. C’était Luther Caleb qui s’en retournait à Concord. Elle longea la route sur deux miles encore et elle arriva bientôt au motel. Il était dix-neuf heures précises. Elle se faufila à travers le parking et emprunta l’escalier extérieur. La chambre 8 était au premier étage. Elle gravit les marches quatre à quatre et tambourina à la porte.
On venait de frapper à la porte. Il se leva précipitamment du lit sur lequel il était assis pour aller ouvrir.
— Harry ! Harry chéri ! s’écria-t-elle en le voyant apparaître dans l’encadrement de la porte.
Elle sauta à son cou et le couvrit de baisers. Il la souleva.
— Nola… tu es là. Tu es venue ! Tu es venue !
Elle le regarda drôlement.
— Évidemment que je suis venue, quelle question enfin !
— J’ai dû m’assoupir, et j’ai fait ce cauchemar… J’étais dans cette chambre et je t’attendais. Je t’attendais et tu ne venais pas. Et j’attendais, encore et encore. Et tu ne venais jamais.
Elle se serra contre lui.
— Quel horrible cauchemar, Harry ! Je suis là maintenant ! Je suis là et pour toujours !
Ils s’enlacèrent longuement. Il lui offrit les fleurs qui trempaient dans le lavabo.
— Tu n’as rien emporté ? demanda Harry lorsqu’il constata qu’elle n’avait pas de bagages.
— Rien. Pour être plus discrète. Nous achèterons le nécessaire en route. Mais j’ai pris le manuscrit.
— Je l’ai cherché partout !
— Je l’avais pris avec moi. Je l’ai lu… J’ai tellement aimé, Harry. C’est un chef-d’œuvre !
Ils s’enlacèrent encore, puis elle dit :
— Partons ! Partons vite ! Partons tout de suite.
— Tout de suite ?
— Oui, je veux être loin d’ici. Pitié, Harry, je ne veux pas risquer qu’on nous retrouve. Partons tout de suite.
Le soir tombait. C’était le 30 août 1975. Deux silhouettes s’échappèrent du motel et descendirent rapidement l’escalier qui menait au parking avant de s’engouffrer dans une Chevrolet Monte Carlo noire. On put apercevoir la voiture s’engager sur la route 1 en direction du nord. Elle avançait à bonne allure, disparaissant vers l’horizon. On ne distingua bientôt plus sa forme : elle devint un point noir, puis une tache minuscule. On devina encore un instant le minuscule point de lumière que dessinaient les phares, puis elle disparut complètement.
Ils partaient vers la vie.
TROISIÈME PARTIE
Le paradis des écrivains
(Sortie du livre)
5.
La fillette qui avait ému l’Amérique
“Un nouveau livre, Marcus, c’est une nouvelle vie qui commence. C’est aussi un moment de grand altruisme : vous offrez, à qui veut bien la découvrir, une partie de vous. Certains adoreront, d’autres détesteront. Certains feront de vous une vedette, d’autres vous mépriseront. Certains seront jaloux, d’autres intéressés. Ce n’est pas pour eux que vous écrivez, Marcus. Mais pour tous ceux qui, dans leur quotidien, auront passé un bon moment grâce à Marcus Goldman. Vous me direz que ce n’est pas grand-chose, et pourtant, c’est déjà pas mal. Certains écrivains veulent changer la face du monde. Mais qui peut vraiment changer la face du monde ?”
Tout le monde parlait du livre. Dans les rues de New York, je ne pouvais plus déambuler en paix, je ne pouvais plus faire mon jogging dans les allées de Central Park sans que des promeneurs me reconnaissent et s’exclament : « Hé, c’est Goldman ! C’est l’écrivain ! » Il arrivait même que certains entament quelques pas de course pour me suivre et me poser les questions qui les taraudaient : « Ce que vous y dites, dans votre bouquin, c’est la vérité ? Harry Quebert a vraiment fait ça ? » Dans le café de West Village où j’avais mes habitudes, certains clients n’hésitaient plus à s’asseoir à ma table pour me parler : « Je suis en train de lire votre livre, Monsieur Goldman : je ne peux pas m’arrêter ! Le premier était déjà bon mais alors celui-là ! On vous a vraiment filé un million de dollars pour l’écrire ? Vous avez quel âge ? Trente ans à peine ? Trente ans ! Et vous avez déjà amassé tellement de pognon ! » Même le portier de mon immeuble, que je voyais avancer dans sa lecture entre deux ouvertures de portes, avait fini par me coincer longuement devant l’ascenseur, une fois le livre terminé, pour me confier ce qu’il avait sur le cœur : « Alors voilà ce qui est arrivé à Nola Kellergan ? Quelle horreur ! Mais comment en arrive-t-on là ? Hein, Monsieur Goldman, comment est-ce possible ? »
Depuis le jour de sa sortie, L’Affaire Harry Quebert était numéro un des ventes à travers tout le pays ; il promettait d’être la meilleure vente de l’année sur le continent américain. On en parlait partout : à la télévision, à la radio, dans les journaux. Les critiques, qui m’avaient attendu au tournant, ne tarissaient pas d’éloges à mon sujet. On disait que mon nouveau roman était un grand roman.
Immédiatement après la sortie du livre, j’étais parti pour une tournée promotionnelle marathon qui me conduisit aux quatre coins du pays en l’espace de deux semaines seulement, changement de Président oblige. Barnaski considérait que c’était la limite de la fenêtre temporelle qui nous était dévolue avant que les regards se tournent en direction de Washington pour l’élection du 4 novembre. De retour à New York, j’avais encore sillonné les plateaux de télévision à un rythme effréné pour répondre à l’engouement général, lequel s’était étendu jusqu’à la maison de mes parents, où curieux et journalistes venaient sonner sans cesse à leur porte. Pour leur assurer un peu de quiétude, je leur avais offert un camping-car à bord duquel ils s’étaient mis en tête de réaliser l’un de leurs vieux rêves : rallier Chicago puis descendre la route 66 jusqu’en Californie.
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