— Ne vous en faites pas, je tiendrai les délais.
Réunion téléphonique n° 4. Avec l’équipe marketing
— Monsieur Goldman, me dit Sandra du marketing, il nous faudrait des photos de vous pendant l’écriture de votre livre, des photos d’archives avec Harry, des photos d’Aurora. Et aussi vos notes pour la rédaction du livre.
— Oui, toutes vos notes ! renchérit Barnaski.
— Oui… Bon… Pourquoi ? demandai-je.
— Nous voudrions publier un livre à propos de votre livre, m’expliqua Sandra. Comme un journal de bord, richement illustré. Ça va avoir un succès fou, tous ceux qui auront acheté votre livre voudront le journal du livre, et inversement. Vous verrez.
Je soupirai :
— Vous ne pensez pas que j’ai autre chose à faire pour le moment que de préparer un livre sur le livre que je n’ai pas encore terminé.
— Pas encore terminé ? hurla Barnaski, hystérique. Je vous envoie immédiatement les écrivains fantômes !
— N’envoyez personne ! Au nom du Ciel, laissez-moi finir mon bouquin tranquillement !
Réunion téléphonique n° 6. Avec les écrivains fantômes
— Nous avons écrit que lorsqu’il enterre la petite, Caleb pleure, me déclara François Lancaster.
— Comment ça, nous avons écrit ?
— Oui, il enterre la gamine et il pleure. Les larmes coulent dans la tombe. Ça fait de la boue. C’est une jolie scène, vous verrez.
— Mais nom de Dieu ! Est-ce que je vous ai demandé d’écrire une jolie scène sur Caleb enterrant Nola ?
— Enfin… Non… Mais Monsieur Barnaski m’a dit…
— Barnaski ? Allô, Roy, vous êtes là ? Allô ? Allô ?
— Heu… Oui, Marcus, je suis là.
— Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?
— Ne vous énervez pas, Marcus. Je ne peux pas prendre le risque que le livre ne soit pas terminé à temps. Alors je leur ai demandé d’aller de l’avant, au cas où. Simple précaution. Si vous n’aimez pas, nous n’utiliserons pas leurs textes. Mais imaginez que vous n’ayez pas le temps de finir ! Ce sera notre bouée de sauvetage !
Réunion téléphonique n° 10. Avec l’équipe juridique
— Bonjour, Monsieur Goldman, ici Richardson, du juridique. Alors on a tout étudié ici, et nous sommes affirmatifs : vous pouvez mentionner des noms propres dans votre livre. Stern, Pratt, Caleb. Tout ce dont vous parlez est repris dans le rapport du procureur, qui est repris par les médias. On est blindés, on ne risque rien. Il n’y a ni invention, ni diffamation, il n’y a que des faits.
— Ils disent que vous pouvez aussi rajouter des scènes de sexe et d’orgies sous forme de fantasme ou de rêve, ajouta Barnaski. N’est-ce pas, Richardson ?
— Absolument. Je vous l’avais déjà dit d’ailleurs. Votre personnage peut rêver qu’il a des rapports sexuels, ce qui vous permet de mettre du sexe dans votre livre, sans risquer un procès.
— Oui, un peu plus de sexe, Marcus, reprit Barnaski. François me disait l’autre jour que votre livre est très bon mais que c’est dommage parce qu’il manque un peu de piment. Elle a quinze ans, Quebert en a trente et quelques à cette époque ! Faites monter la sauce ! Caliente, comme on dit au Mexique.
— Mais vous êtes complètement fou, Roy ! m’écriai-je.
— Vous gâchez tout, Goldman, soupira Barnaski. Les histoires de saintes nitouches, ça emmerde tout le monde.
Réunion téléphonique n° 12. Avec Roy Barnaski
— Allô, Roy ?
— Comment ça, Roy ?
— Maman ?
— Markie ?
— Maman ?
— Markie ? C’est toi ? Qui est Roy ?
— Merde, je me suis trompé de numéro.
— Trompé de numéro ? Il appelle sa mère, il dit merde et il dit qu’il se trompe de numéro ?
— Ce n’était pas ce que je voulais dire, Maman. C’est simplement que je devais appeler Roy Barnaski et que j’ai machinalement composé votre numéro. J’ai la tête ailleurs en ce moment.
— Il appelle sa mère parce qu’il a la tête ailleurs… C’est de mieux en mieux. Vous donnez la vie et qu’est-ce que vous recevez en retour ? Rien.
— Désolé, M’an. Embrasse Papa. Je te rappellerai.
— Attends !
— Quoi ?
— Tu n’as donc pas une minute pour ta pauvre mère ? Ta mère, qui t’a fait si beau et grand écrivain, ne mérite pas quelques secondes de ton temps ? Te souviens-tu du petit Jeremy Johnson ?
— Jeremy ? Oui, on était ensemble à l’école. Pourquoi me parles-tu de lui ?
— Sa mère était morte. Te rappelles-tu ? Eh bien, ne crois-tu pas qu’il aimerait pouvoir prendre le téléphone et parler à sa petite maman chérie qui est au Ciel avec les anges ? Il n’y a pas de ligne téléphonique pour le Ciel, Markie, mais il y en a vers Newark ! Essaie de t’en rappeler de temps en temps.
— Jeremy Johnson ? Mais sa mère n’est pas morte ! C’est ce qu’il essayait de faire croire parce qu’elle avait du duvet sombre sur les joues qui ressemblait méchamment à de la barbe et que tous les autres enfants se moquaient de lui. Du coup, il disait que sa mère était morte et que cette femme était sa nounou.
— Quoi ? La nounou barbue des Johnson était la mère ?
— Oui, Maman.
J’entendis ma mère s’agiter et appeler mon père. « Nelson, viens vite, veux-tu. Il y a un plotke que tu dois absolument connaître : la femme à barbe chez les Johnson, c’était la mère ! Comment ça, tu savais ? Et pourquoi ne m’as-tu jamais rien dit ? »
— Maman, je dois raccrocher maintenant. J’ai un rendez-vous téléphonique.
— Qu’est-ce que ça veut dire un rendez-vous téléphonique ?
— C’est un rendez-vous pour se parler par téléphone.
— Pourquoi ne faisons-nous pas des rendez-vous téléphoniques ensemble ?
— Les rendez-vous téléphoniques, c’est pour le travail, Maman.
— Qui est ce Roy, mon chéri ? Est-ce l’homme nu qui se cache dans ta chambre ? Tu peux tout me dire, je suis prête à tout entendre. Pourquoi veux-tu faire des rendez-vous phoniques avec cet homme sale ?
— Roy est mon éditeur, Maman. Tu le connais, tu l’as rencontré à New York.
— Tu sais, Markie, j’ai parlé de tes problèmes sexuels avec le rabbin. Il dit que…
— Maman, ça suffit. Je vais raccrocher maintenant. Embrasse Papa.
Réunion téléphonique n° 13. Avec l’équipe graphique
Il y eut un brainstorming pour choisir la couverture du livre.
— Ce pourrait être une photo de vous, suggéra Steven, chef des graphistes.
— Ou une photo de Nola, proposa un autre.
— Une photo de Caleb, ça ferait bien, non ? lança un troisième à la cantonade.
— Et si on mettait une photo de la forêt ? surenchérit un assistant graphiste.
— Oui, quelque chose de sombre et d’angoissant, ça pourrait être pas mal, dit Barnaski.
— Ou quelque chose de sobre ? finis-je par suggérer. Une vue d’Aurora, et, au premier plan, en ombres chinoises, deux silhouettes non identifiables mais dont on pourrait penser qu’il s’agit de Harry et Nola, marchant côte à côte sur la route 1.
— Attention au sobre, dit Steven. Le sobre ennuie. Et ce qui ennuie ne se vend pas.
Réunion téléphonique n° 21. Avec les équipes juridique, graphique et marketing
J’entendis la voix de Richardson, du juridique :
— Voulez-vous des donuts ?
Je répondis :
— Hein ? Moi ? Non.
— Ce n’est pas à vous qu’il parle, me dit Steven du graphisme. C’est à Sandra du marketing.
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