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Mathias Énard: Zone

Здесь есть возможность читать онлайн «Mathias Énard: Zone» весь текст электронной книги совершенно бесплатно (целиком полную версию). В некоторых случаях присутствует краткое содержание. Город: Paris, год выпуска: 2008, ISBN: 978-2-7427-7705-1, издательство: Éditions Actes Sud, категория: Современная проза / на французском языке. Описание произведения, (предисловие) а так же отзывы посетителей доступны на портале. Библиотека «Либ Кат» — LibCat.ru создана для любителей полистать хорошую книжку и предлагает широкий выбор жанров:

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Mathias Énard Zone

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LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Par une nuit décisive, un voyageur lourd de secrets prend le train de Milan pour Rome, muni d’un précieux viatique qu’il doit vendre le lendemain à un représentant du Vatican pour ensuite — si tout va bien — changer de vie. Quinze années d’activité comme agent de renseignements dans sa Zone (d’abord l’Algérie puis, progressivement, tout le Proche-Orient) ont livré à Francis Servain Mirkovic les noms et la mémoire de tous les acteurs de l’ombre (agitateurs et terroristes, marchands d’armes et trafiquants, commanditaires ou intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite…). Mais lui-même a accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l’a jeté dans le cycle enivrant de la violence. Trajet, réminiscences, aiguillages, aller-retour dans les arcanes de la colère des dieux. Zeus, Athéna aux yeux pers et Arès le furieux guident les souvenirs du passager de la nuit. Le train démarre et, avec lui, commence une immense phrase itérative, circulatoire et archéologique, qui explore l’espace-temps pour exhumer les tesselles de toutes les guerres méditerranéennes. Car peu à peu prend forme une fresque homérique où se mêlent bourreaux et victimes, héros et anonymes, peuples déportés ou génocidés, mercenaires et témoins, peintres et littérateurs, évangélistes et martyrs… Et aussi les Parques de sa vie intérieure : Intissar l’imaginaire, la paisible Marianne, la trop perspicace Stéphanie, la silencieuse Sashka… S’il fallait d’une image représenter la violence de tout un siècle, sans doute faudrait-il choisir un convoi, un transport d’armes, de troupes, d’hommes acheminés vers une œuvre de mort. Cinquante ans après de Michel Butor, le nouveau roman de Mathias Enard compose un palimpseste ferroviaire en vingt-quatre “chants” conduits d’un seul souffle et magistralement orchestrés, comme une de notre temps. Né en 1972, Mathias Enard a étudié le persan et l’arabe et fait de longs séjours au Moyen-Orient. Il vit à Barcelone. Il a publié deux romans chez Actes Sud : (2003) — Prix des cinq continents de la francophonie, 2004 — qui paraît en Babel, et (2005). Ainsi que, chez Verticales, (2007).

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III

Harmen Gerbens le Hollandais cairote repose maintenant dans la mallette au-dessus de mon siège — un nom et une histoire, chronologiquement le premier de la liste, sans que j’aie su moi-même à l’époque que la liste avait commencé et que je finirais par la porter à Rome cinq ans plus tard, tout tremblant avec une gueule de bois terrible épuisé fébrile sans réussir à dormir, aurais-je choisi le Vatican si Alexandra ne m’attendait pas au Transtévère, dans ce petit appartement au rez-de-chaussée sur une jolie cour, Alexandra dite Sashka peintre russe au visage d’icône le plus dur est fait, le plus dur tout laisser derrière soi démissionner quitter mon étrange employeur, depuis Venise après mes deux ans de guerre je n’ai jamais été aussi libre, je ne possède plus rien, pas même mon vrai nom — j’ai un passeport usurpé au nom d’Yvan Deroy, né presque en même temps que moi à Paris et interné depuis très longtemps dans une institution pour psychotiques en banlieue, il n’a jamais possédé de passeport et ses médecins seraient fort surpris de savoir qu’il se promène aujourd’hui en Italie, j’ai obtenu ce document le plus légalement du monde avec une fiche d’état civil et une facture EDF trafiquée à la mairie du 18 earrondissement : j’ai tellement porté de noms différents ces dernières années, sur des papiers d’identité de toutes les couleurs, je vais m’attacher à Yvan Deroy, ce soir le psychotique muet dormira au Plazza à Rome, il a réservé par Internet depuis un web-café des Champs-Elysées, Yvan Deroy n’ira pas voir son amante romaine tout de suite, il remettra sa dernière valise à qui de droit, comme on dit, quelqu’un viendra lui rendre visite dans sa chambre ils procéderont à l’échange avant qu’Yvan Deroy ne disparaisse plus ou moins définitivement, Yvan a une nouvelle vie depuis le mois dernier même un compte ouvert dans une grande succursale d’une banque quelconque, ce qui le change de son livret postal où ses parents versent régulièrement le prix de ses petits extras dans sa “pension”, aujourd’hui il possède une carte de crédit internationale — Yvan s’est acheté deux pantalons et autant de chemises dans un grand magasin, a retiré de l’argent liquide payé d’avance une nuit au Plazza et un billet d’avion qu’il n’a pas utilisé et maintenant il joue à déchiffrer le paysage dans le soir qui tombe, bien loin de Venise d’Alexandrie du Caire de Marianne aux seins blancs un peu plus près de la fin du monde à trente kilomètres de Milan où Bonaparte se reposa quelques jours au milieu de sa première campagne d’Italie, dans un palais magnifique confisqué à je ne sais qui, Milan dont la gare ressemble tant aux temples pharaoniques que ce même Bonaparte conquit avant de se lancer toujours plus avant dans l’expédition syrienne et le désastre du siège de Saint-Jean-d’Acre, Yvan Deroy le schizophrène délirant ou catatonique placé en institution spécialisée à L’Haÿ-les-Roses, à l’asile aurait-on dit autrefois — Yvan ne sort de sa léthargie que pour hurler et agresser très violemment le personnel et les autres patients, essayer de les tuer car ce sont ses ennemis, hurle-t-il, ils lui veulent du mal tout simplement il se défend et rien de plus pas d’envolée mystique pas de voix pas d’hallucinations Yvan ne quitte son état semi-comateux que pour une pure violence de bête féroce au gré des phases de la lune ou de l’évolution de son traitement et ce depuis près de vingt ans malgré les quantités de médicaments qu’il a ingurgités il résiste son mal résiste à la thérapeutique, c’est moi maintenant Yvan avait le crâne rasé à l’époque il levait le bras droit voulait en finir avec la pourriture démocratique les valets du bolchevisme et la juiverie internationale, il allait à l’église le dimanche pour distribuer des tracts à des bourgeoises qu’il effrayait plus qu’autre chose, il lisait Brasillach et tous les 6 février se rendait sur sa tombe avec d’autres militants pour célébrer le martyr et promettre vengeance à la victime de l’injustice gaulliste et de la haine juive, Yvan et moi rendîmes visite à Maurice Bardèche fasciste officiel qui nous offrit un volume de son histoire profranquiste de la guerre d’Espagne écrite en collaboration avec Brasillach — Yvan Deroy devint fou, je l’oubliai en accomplissant une préparation militaire normale puis une préparation militaire parachutiste et enfin toutes les préparations militaires possibles avant d’aller servir la France, volontaire pour un service long disait-on à l’époque, des mois à crapahuter dans les montagnes, esprit de corps chansons armes marches commandos nocturnes grenades artillerie légère un dur bonheur partagé avec les camarades je n’étais pas peu fier de revenir en permission pour raconter de naïfs exploits martiaux, le rejeton d’Arès n’était encore qu’un chiot à l’exercice, à l’entraînement, en manœuvres dans le Sud de la France, en manœuvres dans le Nord de la France, en manœuvres dans les Alpes toujours content d’avoir la vie si remplie par les armes l’honneur et la patrie, en suant dans les montagnes au col du Grand Saint-Bernard avec Hannibal et Bonaparte qui ne s’étaient pas fait d’ampoules, eux, montés sur leurs éléphants ou leurs chevaux, Hannibal le Tunisien fut à deux doigts de réussir, Rome trembla, Bonaparte réussit, l’Autriche capitula — Yvan Deroy se rappelle aujourd’hui dans ce train que ses parents étaient fiers de lui, que ces catholiques fervents voyaient son armée comme un camp scout propre à fortifier l’âme et le corps, sa mère lui susurrait à l’oreille, prophétique, n’oublie pas, ta patrie c’est aussi la Croatie , je voulais faire de la politique intégrer Sciences-po une fois mon temps sous les drapeaux achevé j’étais doué en histoire contemporaine tenace et travailleur tout allait me sourire même Marianne qui sans partager mes opinions droitières venait d’une bonne famille chrétienne, Yvan Deroy vient de franchir les Alpes une fois de plus alors que son vrai corps se morfond en attendant la fin du monde prostré dans un fauteuil roulant — maintenant je voyage incognito tout en restant “légal” un bon porteur de valise invisible dans la foule des identités et des transactions bancaires minuscules, Yvan Deroy, impossible de dormir effet de la demi-amphétamine que j’ai prise ce matin pour tenir le coup après avoir ronflé deux heures passablement soûl comme un imbécile j’ai raté l’avion et encore plus bêtement je me suis précipité vers le train au lieu d’attendre le suivant, j’ai faim maintenant, un peu, peut-être devrais-je aller manger ou plutôt boire quelque chose nous roulons très vite il bruine un peu ce soir de décembre me rappelle les longues nuits de l’automne croate, les champs de maïs sont identiques la pluie aussi en Slavonie autour d’Osijek en 1991 nous gelions dans nos vestes de chasse et malgré toutes mes préparations militaires et mes performances alpines j’avais peur, j’étais le plus expérimenté de mes compagnons et j’avais peur, foin d’Achille aux belles cnémides je tremblais de trouille accroché à ma kalachnikov la meilleure arme de notre escouade qu’on m’avait confiée à cause de mon expérience militaire mon croate était rudimentaire je disais petit canon pour mortier balles pour chargeur groupe pour section sans parler des régiments bataillons unités que je confonds encore, heureusement il y avait Andrija, Andrija le lion avait du courage à revendre c’était un paysan des environs d’Osijek il pêchait des brochets et des carpes dans la Drave et le Danube avec lesquelles sa mère cuisinait un méchant ragoût de poisson terriblement piquant à l’odeur de vase — j’ai sans doute faim pour y repenser à présent, le meilleur repas que je fis jamais je le dois tout de même à Andrija, un soir près de Noël, nous étions épuisés et transis dans la ferme aux trois quarts détruite qui nous tenait lieu de QG on a commencé à boire de la šljiva pour se réchauffer à quatre cents mètres de là les tchetniks étaient calfeutrés eux aussi dans leurs abris rien de bien neuf sur le front peu d’obus quelques explosions comme pour se tenir chaud — personne n’aime manipuler des mortiers dans le froid et la pluie les douilles glissent des mains gantées on patauge dans la boue le tube s’y enfonce toujours un peu et dérègle le tir, il vaut mieux rester entre quatre murs malgré les gouttières et les courants d’air, nous buvons puis ivres deux heures plus tard nous mourons de faim, pas envie de manger des boîtes, envie de fête, Andrija me prend par la main il me dit viens viens je sais où il y a un dîner magnifique et nous voilà partis sous la pluie crapahuter entre les mines au milieu des champs dans le noir un fusil d’assaut à la main, il m’entraîne vers l’extrémité ouest du secteur presque devant nos lignes — arrête ils vont nous prendre pour des Serbes, on va se faire flinguer, chut, répond-il, il me désigne une ferme en ruine de l’autre côté, côté tchetnik : là-bas il y a des cochons de beaux cochons qu’est-ce que tu veux qu’on fasse d’un cochon j’ai dit, ben le manger pauvre idiot une détonation retentit et la nuit s’illumine en sifflant, la nuit s’est illuminée bleu, on a plongé dans la boue — les nôtres nous avaient repérés, Dieu sait comment, et pensaient logiquement que nous étions serbes, des Serbes déséquilibrés qui venaient se promener sous la pluie au milieu des mines ennemies, ils allaient sans doute tirer un ou deux obus par sécurité, Andrija s’est mis à ramper droit vers les porcs, les tchetniks et le dîner, heureusement ce champ de mines était à nous jusqu’à la route, nous nous trouvions plus ou moins en terrain connu, la terre était détrempée elle collait au ventre un petit mortier de 40 millimètres a explosé quelque part derrière nous comment pouvait-il y avoir encore des cochons dans une ferme bombardée au bord de la route qui nous séparait de l’ennemi, je les ai entendus quand on a posé les mines répond Andrija, arrivés au bitume nous attendons quelques minutes, le silence est total, nous traversons, de l’autre côté à deux cents mètres environ se trouvent les postes serbes — on aperçoit quelques lumières diffuses entre les haies, on boit un coup de gnôle pour se réchauffer et gonflés à bloc par la šljiva sans se soucier des pièges explosifs que l’ennemi avait pu disposer là on s’est approchés de la ferme en ruine, on a écouté longuement et effectivement on entendait renâcler et gronder des bêtes qui avaient senti notre présence, et maintenant quoi, comment on va trouver un putain de cochon noir dans le noir ? Andrija s’est mis à rire, fou rire la main devant la bouche, sans pouvoir s’arrêter, il essayait de se contrôler et ses hoquets ressemblaient à un couinement porcin, ce qui le faisait rire de plus belle, on devait entendre ses hiiic hiiic animaux à des kilomètres dans le silence — arrête, tes bruits vont donner faim aux tchetniks, j’ai dit, et Andrija a manqué de faire dans son froc de rire, nous étions là dans le noir soûls comme des cochons précisément en plein no man’s land allongés dans la boue sous la pluie devant une ferme bombardée les Serbes à deux cents mètres tout au plus, si ivres que nous n’avons même pas entendu le départ de l’obus croate qui est tombé à vingt mètres à peine, l’explosion brutale et sèche nous a mouchetés de terre, le rire d’Andrija s’est tu d’un coup, allez viens, il m’a dit, on va chercher cette putain de bestiole et on rentre, les Serbes ont commencé à répliquer, on percevait les départs des mortiers juste devant nous, des 80, on allait finir bloqués là entre deux feux sans dîner, il devait être près de minuit on a fait le tour de la baraque avec précaution et dans l’éclair d’une déflagration proche nous avons découvert une truie énorme coincée dans un corral improvisé, affolée par les obus elle tournait en rond comme une oie Andrija s’est remis à rire, à rire tant et plus, comment va-t-on porter ce mastodonte il va falloir le découper sur place, il s’est approché de la bête a tiré sa baïonnette la truie a essayé de le mordre et s’est mise à couiner quand le couteau a entaillé sa graisse, le fou rire m’a pris aussi, malgré le bombardement, malgré les tchetniks qui devaient penser à la préparation d’un assaut j’avais devant moi un soldat noir de boue trempé un poignard à la main en train de courir après un animal affolé dans le fracas des explosions, une mitrailleuse a commencé à tirer du côté serbe, Andrija en a profité pour lâcher une balle de kalachnikov dans la bestiole 7,62 trop petit calibre pour chasser le porc il aurait fallu la lui coller en pleine tête elle a continué à hurler de plus belle en boitant Andrija le fou sanguinaire a fini par lui sauter sur le râble le couteau entre les dents ainsi les bolcheviks dans les illustrations nazies, Andrija chevauchait son cochon comme un poney j’avais mal au ventre tellement je riais, il a fini par atteindre la carotide avec sa lame la truie s’est abattue dans une mare glougloutante de sang noir en grognant, autour de nous la bataille faisait rage, échange d’artillerie et de rafales de mitrailleuses — on a achevé la gourde de šljiva et la bête agonisante avant de se précipiter sur elle baïonnettes à la main pour se tailler chacun un jambon ce qui nous a pris au moins un quart d’heure d’efforts continus surtout pour sortir l’os de son logement, entre-temps le duel d’artillerie s’était achevé par un match nul, il ne nous restait plus qu’à rentrer et ramper sur une bonne moitié du chemin en traînant les pattes de l’animal qui devaient bien peser près de quinze kilos chacune — nous sommes arrivés trempés fourbus puant la merde couverts de boue de lisier et de sang à tel point que les camarades ont cru que nous étions blessés à mort, finalement quand nous sommes tombés d’épuisement dans un sommeil sans rêves, à même le sol, Andrija serrait encore amoureusement une oreille de la truie comme un enfant son hochet — le lendemain il pleuvait à verse nous avons fait rôtir les deux cuisses au feu de bois mouillé et les dieux ont été si heureux de cet holocauste porcin qu’ils nous ont protégés des obus dont les Serbes, par l’odeur alléchés, nous arrosèrent toute la journée : le parfum dans le vent leur rappelait cruellement que nous avions délesté leur mascotte de ses deux pattes arrière, Andrija conserva tout au long de la guerre “l’oreille de tchetnik” desséchée et velue dans sa poche, à tel point que les recrues croyaient avec horreur qu’il possédait réellement une monstrueuse relique humaine arrachée à l’ennemi, Andrija tu me manques, deux ans nous avons vécu ensemble deux ans de la Slavonie à la Bosnie d’Osijek à Vitez en passant par Mostar l’herzégovine, Andrija très drôle et très brutal grand soldat très mauvais tireur ce n’était pas l’archer Apollon qui guidait tes traits, ton protecteur c’était Arès le furieux, tu avais la force l’audace et le courage : Apollon protégeait les Serbes et les Bosniaques, Athéna aux yeux pers veillait sur nous comme elle pouvait — dans ce grand combat entre l’Est et l’Ouest la déesse apparut à Šibenik, à Medjugorje, Vierge de la limite de l’Occident catholique, tout comme Ghassan me racontait à Venise que la statue de la Vierge de Harissa, perchée sur sa montagne à six cents mètres au- dessus de la mer, s’était tournée vers Beyrouth bombardée, signe de pitié ou d’encouragement pour les combattants, elle aussi à la limite du monde occidental, ainsi la Vierge de Medjugorje avait pitié de ses enfants aux prises avec les musulmans et inscrivait des messages de paix dans le ciel d’Herzégovine : pas d’apparition à ma fenêtre où le noir s’installe, les couchers de soleil d’été sur la mer près de Troie étaient bien plus beaux — Apollon l’archer d’Orient guida aussi les artilleurs turcs auprès des Dardanelles bien gardées, au bord du Scamandre, face au cap Helles où se trouve le monument aux soldats sans tombe de la bataille de Gallipoli, blanc comme un phare, on peut y lire plus de deux mille noms britanniques pour autant de corps dont les restes sont éparpillés dans la péninsule avec les os poussiéreux des mille deux cents Français inidentifiables des années 1915–1916, avant que le Corps expéditionnaire d’Orient ne renonce pour tenter sa chance vers Thessalonique et appuyer les Serbes face aux Bulgares, laissant les Détroits inviolés après dix mois de bataille et cent cinquante mille cadavres français, algériens, sénégalais, anglais, australiens, néo-zélandais, sikhs, hindous, turcs, albanais, arabes ou allemands, comme autant de Béotiens, Mycéniens, braves Arcadiens ou Céphalléniens magnanimes contre les Dardaniens, les Thraces, les Pélasges aux furieux javelots ou les Lyciens venus de loin, guidés par la lance de l’irréprochable Sarpédon, mais les Alliés n’eurent pas la patience d’attendre dix ans, la bataille des Dardanelles ou de Gallipoli fut sauvage et rapide, elle débuta par une tentative navale de forcer les Détroits le 18 mars 1915 à dix heures trente du matin : des navires britanniques et français entreprirent d’avancer sur trois lignes et de bombarder les fortins ottomans à bâbord et à tribord, à l’aveuglette, pour tenter de mettre hors de combat leurs batteries mobiles, les gigantesques projectiles de marine — 305 millimètres, deux cents kilos de charge — étaient si puissants que les maisons des villages voisins s’effondraient par les seules vibrations, Héphaïstos lui-même soufflait sur sa forge, la terre tremblait et Seyit Çabuk Havranli l’artilleur turc regardait, depuis la hauteur du fort de Rumeli Mecidiye, les lourds bâtiments s’immobiliser à chaque salve sur la mer impénétrable, il a vu le cuirassé Bouvet heurter une mine dérivante et disparaître corps et biens en moins de six minutes, cinq cent cinquante hommes emportés par un cercueil blindé à quatre-vingts mètres de profondeur au milieu des méduses, le canonnier Seyit et ses camarades martèlent la plaine pélage d’obus démesurés jusqu’à ce qu’un coup au but du HMS Ocean endommage la pièce : la draisine qui amenait les munitions jusqu’à la culasse est touchée, impossible de transporter les ogives, mais l’artilleur Seyit est un bûcheron des pentes du mont Ida, descendant des Mysiens de Troade, il prend les deux cents kilos de métal et d’explosifs sur son dos il souffre il ploie Zeus lui-même l’aide et l’encourage Seyit porte son fardeau jusqu’à l’âme encore brûlante du canon charge la pièce que l’officier de tir pointe vers le HMS Ocean immobile au milieu du détroit, il vient lui aussi de heurter une mine : Apollon guide la flèche turque vers le destroyer britannique, les quatre cents livres explosent à la poupe du bâtiment anglais qui perd son gouvernail et déclare une importante voie d’eau, le compartiment arrière est noyé en quelques secondes : à la dérive, menacé par les mines, l’ Ocean coulera quelques heures plus tard, faisant de Koca Seyit de Havran bûcheron du mont Ida un héros — Koca le géant sert depuis 1912 comme simple soldat, il a combattu les Serbes et les Bulgares dans les Balkans, le crâne rasé, la moustache fière, l’armée turque en mal de gloire le promeut immédiatement onbaşı , caporal, je me demande ce que pensait le géant de Mysie quand les journalistes d’Istanbul sont arrivés pour le photographier, sur le cliché de l’époque il a l’air gêné, modeste, pas très grand d’ailleurs, les reporters de la propagande veulent l’immortaliser avec un obus dans les bras, on essaie mais Seyit n’arrive pas à renouveler l’exploit, Zeus n’est plus là pour l’aider, le projectile pèse bien trop lourd, qu’à cela ne tienne on fabrique une réplique en bois que le petit caporal prend sur son dos, le photographe déclenche alors son appareil et humilie à jamais Seyit de Havran en le transformant en menteur pour la postérité, en hercule de foire : démobilisé en 1918 Seyit retourne à sa forêt, on l’appelle à présent Seyit “Çabuk”, “aux pieds rapides” — il travaille par la suite dans de sombres mines de charbon où il contractera vraisemblablement la maladie des poumons dont il périra à l’âge de cinquante ans, absolument oublié, jusqu’à ce qu’une belle statue de bronze soit érigée en son honneur près de la forteresse de Kilitbahir, son faix sur le dos, deux cents kilos d’explosifs allant porter la destruction aux vaisseaux des Argiens — il faisait beau et la mer était belle, depuis la péninsule de Gallipoli par temps clair on peut voir jusqu’aux collines près de Troie, l’Asie, l’étroite blessure marine des Dardanelles s’ouvre sur la mer de Marmara à quelques lieues de Constantinople, avec Marianne en vacances dans un hôtel-club en juillet 1991 je ne décolle pas de la télévision pour y chercher des nouvelles de Croatie, ce séjour était le cadeau de fiançailles de ses parents si je me souviens bien, en fin de compte nous ne nous sommes pas fiancés je suis parti chasser le cochon et rencontrer Andrija à Osijek je me suis fiancé avec la mort comme dit la chanson de marche des légionnaires espagnols, soy el novio de la muerte , mais Marianne portait tout de même une bague avec un diamant et des boucles d’oreilles en or que je lui avais offertes peut-être les mêmes que celles d’Hélène de Lacédémone sous son voile, dans ce club ennuyeux on pouvait profiter d’excursions organisées, une aux Dardanelles une à Troie c’est tout ce que Marianne parvint à me faire accepter, la statue de Seyit le portefaix militaire était toute neuve le guide nous raconta l’histoire avec des sanglots dans la voix, il nous fit ensuite visiter la maison où logeait Mustafa Kemal père des Turcs lorsqu’il commandait la défense de la péninsule je me souviens j’avais une érection dans l’autocar je me mis à caresser Marianne sous sa jupe elle rougissait mais se laissait faire, le touriste italien de la travée voisine n’en perdait pas une miette, il avait photographié tant et plus le caporal et l’obus le musée Atatürk je me demandais s’il allait sortir son appareil pour immortaliser les cuisses tendues de Marianne qui regardait par la fenêtre comme si de rien n’était, le voyage de retour en ferry nous parut très long et à peine arrivés nous nous sommes jetés l’un sur l’autre dans la chambre, je voyais la mer le coucher du soleil à travers les rideaux blancs et Marianne aussi penchée pliée en deux la poitrine sur le lit peut-être a-t-elle dit comme c’est beau , c’était beau sans doute, le plaisir nous a pris, un rayon sur la Méditerranée embrasée — l’expédition à Troie fut un calvaire de poussière et de chaleur, des murs, des pierres, des chemins, pas de visite guidée du tombeau d’Achille du bûcher d’Hector ou du trésor de Priam, des touristes, pas un coin d’ombre pour m’isoler avec Marianne, je me souviens d’un gigantesque cheval de bois très laid qui devait faire honte à Ulysse, je me rappelle aussi les aventures de Heinrich Schliemann le passionné, l’Arsène Lupin de l’archéologie féru de femmes, de langues étrangères et de récits mythiques : pauvre, autodidacte, fils d’un pasteur du duché de Mecklembourg sur la Baltique, c’est peut-être parce qu’homme du Nord qu’il a passionnément aimé l’argent et la Méditerranée — le petit marchand de harengs s’embarque pour la Californie faire fortune en vendant du matériel aux mineurs contre de la poudre d’or, puis lassé de l’Amérique il devient contrebandier et trafiquant d’armes pendant la guerre de Crimée, utilisant sa femme russe pour obtenir les contacts nécessaires, enfin fortune faite il se passionne pour l’archéologie et épouse en secondes noces une Grecque d’une grande beauté dit-on, il achète un palais à Athènes et parcourt le monde antique à la recherche de cités perdues, Ithaque, Mycènes et puis Troie : en 1868 il acquiert la colline d’Hissarlik où sa foi en l’aède aveugle lui fait placer le site d’Ilion aux solides murailles, il entreprend de la fouiller à l’aide d’une centaine d’ouvriers turcs, tombe sur les traces de plusieurs villes superposées et sur un trésor immense de vases et de bijoux, le trésor de Priam et les bijoux d’Hélène qu’il s’empresse de voler pour les rapporter à Athènes, pensant ainsi boucler la boucle commencée trois mille ans auparavant quand Pâris enleva la femme à l’insupportable beauté au doux séjour de Lacédémone, il rend à l’Attique et à Ménélas ces bijoux dont les Ottomans, selon lui, n’avaient que faire — avant de les offrir à la toute récente Allemagne en échange d’influences et de faveurs diverses, surtout parce que Schliemann avait bien compris que ces pièces, si belles soient-elles, étaient bien postérieures à la guerre de Troie, que le “masque d’Agamemnon” n’avait jamais touché la peau rugueuse du roi des Achéens, qu’Hélène aux beaux péplos n’avait jamais posé ces fabuleux colliers sur sa gorge parfaite, ce qui fit un magnifique scandale quand on s’en aperçut, Schliemann mourut peu après à Naples, près de Pompéi dont il avait admiré les peintures, les dieux lui avaient assuré la postérité comme à l’artilleur turc quelques lieues plus à l’est et son nom restera associé aux portes Scées avec celui d’Homère, tous deux inspirés par la déesse qui protège les contrebandiers les aèdes les travailleurs de la nuit les guerriers et je revois tous les noms dans la mallette, les clichés, les documents les milliers de pages que contiennent les disques informatiques bien rangés dans leurs étuis classés par dates et par numéros, les années d’enquête, de vol, de pillage d’archives plus ou moins secrètes, en marge de mon métier de mouchard, officier traitant comme on dit, métier de rond-de-cuir secret, aède à l’épos silencieux, chante, déesse, les souvenirs des errants parmi les ombres au fond de l’Hadès — Casalpusterlengo, nom étrange, nous traversons à vive allure la gare illuminée de néons blancs, les voyageurs emmitouflés regardent passer l’express mon voisin jette un coup d’œil distrait par la fenêtre puis reprend sa lecture, je pourrais bouquiner un peu moi aussi, j’ai un petit livre dans mon sac, trois récits d’un Libanais appelé Rafaël Kahla que m’a recommandé la libraire de la place des Abbesses, un joli livre au papier vergé un peu ocre, à peine une centaine de pages, combien de temps me faudrait-il pour les lire disons une page au kilomètre voilà qui occuperait une bonne partie des cinq cents bornes qu’il me reste à parcourir, le petit ouvrage traite du Liban, la quatrième de couverture situe les trois récits à trois moments distincts de la guerre civile, encore un livre très gai, il est étrange que la libraire me l’ait conseillé, elle ne pouvait pas connaître mes affinités avec la Zone et les conflits armés, peut-être est-ce un présage, un démiurge de plus placé là à Montmartre comme un signe, je pose le petit ouvrage sur ma tablette dépliée, pas le courage, je me sens fébrile épuisé par la drogue et la veille une douleur à ma tempe droite, accompagnée d’une suée et d’un léger tremblement des mains — je ferme les yeux, autant retourner aux Dardanelles ou à Venise, au Caire ou à Alexandrie, je me demande ce qu’a bien pu devenir Marianne où peut-elle être à présent je l’imagine mère de cinq enfants qui l’ont obligée à quitter l’enseignement, presque dix ans après notre séparation je fais route vers Sashka maintenant mieux vaut ne pas penser à l’intervalle douloureux entre l’une et l’autre à Stéphanie à la douleur de Stéphanie le mal à la tête s’intensifie c’est normal avance avance avec le train qui t’emporte les yeux fermés bandés comme un otage par ses ravisseurs Yvan Deroy séquestré dans un wagon de chemin de fer par son alter ego en proie à la gueule de bois du siècle, hier j’ai fêté le départ la fin d’une vie j’aimerais tant que cet interlude s’achève, que les kilomètres qui me séparent de ma nouvelle existence soient déjà parcourus, tout vient à point à qui sait attendre dit le proverbe, le corps de Marianne m’obsède malgré les années et les corps qui lui ont succédé, quand je verrai Sashka avant de l’embrasser je lui dirai chut, je m’appelle Yvan maintenant, elle se demandera pourquoi un chercheur spécialiste d’éthologie des insectes change soudain de nom, peut-être le corps de Sashka ressemble-t-il à celui de Marianne, ses sous-vêtements toujours blancs virginaux sur la peau foncée les seins un peu lourds le haut de la nuque creusé comme un deuxième sexe aux cheveux fins de nouveau-né Marianne était sérieuse , comme elle disait, elle mit longtemps avant de coucher avec moi à l’époque j’y voyais une preuve d’engagement, une vérité une passion en Turquie ce fut l’explosion du désir l’expérimentation du plaisir la plaine pélage était bien bleue bien érotique très salée elle dégageait un parfum tiède à la tombée du soir dans ce club de vacances il y avait des jeux organisés pour les pensionnaires, après le buffet du dîner c’était le bingo multilingue, les assesseurs annonçaient d’abord le numéro en turc et le répétaient ensuite en anglais en allemand en français et en italien, yirmi dört, twenty-four, vier und zwanzig, vingt-quatre, venti quattro , cette mélopée absurde et régulière glissait sur la mer des heures durant, poème hypnotique et interminable je n’en perdais pas une miette depuis le balcon de la chambre, je regardais briller sur l’Egée l’incantation internationale, on yedi, seventeen, siebzehn, dix-sept, diciasette , je répétais consciencieusement tous les nombres, ce qui mettait Marianne en furie, une fois c’est déjà insupportable, disait-elle, ferme cette fenêtre on va mettre la climatisation, la nuit n’était pas son moment, entre le bingo, la chaleur et les moustiques je me souviens elle lisait beaucoup, moi rien du tout, je contemplais, je jouais mentalement au bingo je sirotais des Carlsberg turques en pensant à la Croatie, la Slovénie venait de déclarer son indépendance le 25 juin 1991 — chez nous les Serbes des Krajinas avaient fait sécession depuis la mi-février, l’armée yougoslave ne semblait pas disposée à se retirer malgré la déclaration de souveraineté de Tudjman et les choses semblaient aller de mal en pis, j’aurais voulu emmener Marianne à Opatija, à Šibenik ou à Dubrovnik mais ses parents avaient préféré prendre les devants et nous envoyer loin de l’Adriatique, de l’autre côté des Balkans dont on apercevait la pointe, la Thrace, par beau temps — le fascicule sur Troie expliquait dans un français approximatif que les Troyens étaient en réalité une tribu originaire du Kosovo, province de Yougoslavie disait l’opuscule, pourquoi pas, que les Dardaniens aux belles cavales soient des Albanais n’est pas douteux si l’on pense à Skanderbeg, aux mamelouks d’Egypte et autres vaillants guerriers, aux sabres rapides et à l’aigle à deux têtes, au bord de la mer de Marmara j’étais donc plus près de la Yougoslavie que je ne le pensais, grâce aux Illyriens pugnaces : en écoutant les animateurs turcs chanter les résultats du bingo en cinq langues j’étais loin de m’imaginer que j’allais partir me battre pour la Croatie libre et indépendante, puis pour l’Herzégovine libre et indépendante et enfin pour la Bosnie croate libre et indépendante, Za dom, spremni, disait la devise du gouvernement oustachi pro-nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, pour la patrie, toujours prêts , sans le savoir j’étais prêt, j’étais mûr, Pallas Athéna allait me souffler dans l’oreille, et dix ans plus tard je me retrouve dans un wagon surchauffé à me tenir la tête à deux mains les yeux fermés sous un nom d’emprunt est-ce qu’on peut mettre un terme à quelque chose changer de vie réellement Andrija lui se décompose doucement dans le sol bosniaque, des milliers de vers blancs d’acariens de bactéries se chargent de le faire disparaître, j’ai survécu à la guerre et à la Zone qui s’ensuivit, pourtant j’ai bien failli ne pas quitter Venise, j’ai été sur le point d’y mettre fin à mes jours comme on dit avant que Marianne ne jette l’éponge d’une façon aussi soudaine j’ai dérivé au gré de la lagune jusqu’à la mort dans le brouillard, j’ai fini par tomber ivre dans un canal glacé, dans l’eau sombre m’attendaient des membres sectionnés et des crânes sans visage, le sourire démesuré d’une gueule cassée m’y mordit le ventre une main coupée m’agrippa les cheveux les filaments de peau arrachée les quartiers de chairs décomposées s’enfoncèrent dans ma bouche je pourris instantanément dans le liquide saumâtre emporté vers la vase noire et épaisse et tout s’arrêta enfin, je ne me débattais plus, il n’y avait plus de remous à la surface, plus que les mouvements des rats qui se lançaient par dizaines vers mon corps inerte dans la lagune de Venise ville de la pourriture noble et des palais branlants, je n’y suis jamais retourné, même quand je remplissais la valise à Trieste ou à Udine je l’ai soigneusement évitée, j’ai changé de train à Mestre pour ne pas être tenté de sortir de la gare à Santa Lucia et retourner au Ghetto, retourner place des Deux-Maures ou au quai de l’Oubli le bien nommé où je me suis assommé d’alcool avec Ghassan, on n’oublie pas grand-chose en fin de compte, les mains ridées de Harmen Gerbens le Cairote batave, sa moustache tremblante, les visages des islamistes torturés de la prison de Qanâter, la photographie des têtes coupées des moines de Tibhirine, les reflets sur les coupoles de Jérusalem, Marianne nue face à la mer, les cris du cochon d’Andrija, les corps amoncelés dans les camions à gaz de Chełmno, Stéphanie la douloureuse devant Sainte-Sophie, Sashka avec ses pinceaux et ses couleurs à Rome, ma mère au piano à Madrid, sa fugue de Bach devant un parterre de patriotes croates et espagnols, autant d’images liées par un fil ininterrompu et qui pourtant serpente comme une voie de chemin de fer évite une ville, des correspondances de trains possibles dans une gare : de retour d’enquête à Prague il y a peu je prends le train de nuit pour Paris via Francfort, dernière voiture, dernier compartiment, un homme d’une cinquantaine d’années est déjà assis, il mange un sandwich, il est huit heures du soir, il a une tête ronde et chauve, un costume gris un air de comptable, il me salue poliment en tchèque entre deux bouchées, je réponds tout aussi poliment, je m’installe, le train quitte la gare de Prague à l’heure, je joue machinalement avec une petite étoile de cristal joliment emballée dans un papier de soie rouge, souvenir de Bohême — une fois son sandwich terminé mon compagnon extirpe de son bagage un fort volume broché, une sorte de catalogue qu’il se met à consulter fébrilement, sautant d’une page à l’autre, un doigt sur des colonnes de chiffres, puis retour à la page antérieure, il regarde sa montre avant de jeter un regard courroucé par la fenêtre, il fait nuit, il ne peut rien voir, il reprend son livre, il me regarde souvent avec un air interrogateur, il brûle de me poser une question, il me demande savez-vous si le train s’arrête à Tetschen ? ou du moins c’est ce que je crois comprendre, je lui baragouine en allemand que je n’en sais absolument rien, mais que c’est fort probable, c’est la dernière ville tchèque avant la frontière, sur l’Elbe, l’homme parle allemand, il est d’accord avec moi, le train doit s’arrêter à Tetschen, même s’il n’y prend pas de passagers, wissen Sie , me dit-il, si nous descendions à Tetschen, nous pourrions monter dans le train de marchandises qui est parti de Brno cet après-midi un peu avant dix-sept heures, il nous laisserait à Dresde aux alentours de deux heures du matin et nous pourrions rattraper ce train-ci dont le départ n’est pas prévu avant trois heures moins le quart, c’est incroyable, convenez-en — j’en conviens, l’homme poursuit, son catalogue est en fait un gigantesque horaire de chemins de fer, il y a tous les trains ici, vous m’entendez, tous , c’est un peu compliqué à utiliser mais quand on s’y fait c’est pratique, c’est pour les professionnels du rail, par exemple nous venons de croiser un train dans l’autre sens il est vingt et une heures vingt-trois eh bien je peux vous dire d’où il vient et où il va, si c’est un convoi de passagers ou de fret, avec un tel livre vous ne vous ennuyez jamais quand vous voyagez en train, dit-il l’air manifestement très heureux, comment se fait-il qu’il ne sache pas si le train s’arrête à Tetschen, eh bien c’est très simple, très simple, voyez, l’arrêt est entre parenthèses, ce qui signifie qu’il est optionnel, mais le passage est signalé, donc nous avons la possibilité de nous arrêter à Tetschen, nous avions une autre possibilité d’arrêt il y a quelques minutes et vous ne vous êtes rendu compte de rien, vous ne vous êtes même pas aperçu que nous aurions pu nous arrêter là, wir hatten die Gelegenheit , vous voyez que ce livre est merveilleux, il permet de savoir ce que nous aurions pu faire, ce que nous pourrions faire dans quelques minutes, dans les heures qui viennent, voire plus, le regard du petit bonhomme tchèque s’éclaire, toutes les éventualités sont dans cet horaire, elles sont toutes là — le conducteur de la locomotive ne peut que s’en remettre à lui, je vais vous donner un exemple, je sais que vous allez à Paris et donc vous allez changer à Francfort pour prendre l’Intercity de huit heures du matin, entre-temps vous aurez mangé des Brötschen et une saucisse à la gare, puis à votre arrivée vous vous rendrez certainement à votre domicile 27, rue Eugène-Carrière dans le 18 earrondissement de Paris où vous parviendrez fatigué à quinze heures vingt-trois, vous déposerez vos valises prendrez une douche rapide et deux solutions s’offriront alors à vous, aller au bureau immédiatement ou attendre le lendemain matin, chaque possibilité aura ses avantages et ses inconvénients, si vous allez boulevard Mortier vous ne serez pas chez vous quand quelqu’un sonnera à votre porte à dix-sept heures quarante-huit, mais si vous restez l’intervention de cette jeune personne et la nouvelle qu’elle vous apporte vous feront oublier une partie des informations à inclure dans ce dossier secret, ce répertoire de morts que vous montez depuis quelque temps en utilisant plus ou moins illégalement les moyens que la Sécurité extérieure met à votre disposition, vous voyez tout est écrit ici, pages 26, 109 et suivantes, dans les deux cas, que vous soyez présent ou non, la prochaine correspondance sera page 261 de l’horaire, l’express Venise-Budapest, où vous vous enivrerez en chantant Trois jeunes tambours , puis page 263 vous monterez dans un wagon de marchandises en direction du camp d’extermination de Jasenovac sur la Save, puis page 338 dans un train Benghazi-Tripoli, vous voyez, l’express Tanger-Casablanca se trouve page 361, tout cela vous mènera à la page 480 et la perte d’un rejeton que vous ne connaîtrez pas, et ainsi de suite, toute votre vie est là, de nombreuses correspondances vous amèneront doucement, presque à votre insu, dans un train ultime Pendolino diretto Milano-Roma qui vous portera à la fin du monde, prévue à la gare de Termini à vingt et une heures douze, j’écoute la litanie ferroviaire du petit bonhomme avec attention, il a raison, ce catalogue est un outil magnifique, les professionnels du rail ont bien de la chance, pensé-je, l’homme pose le livre et prend un deuxième sandwich, il le mange avec grand appétit en me regardant dans les yeux, j’ai faim tout à coup — le Tchèque me sourit, il m’offre de partager son repas avec lui, j’ai la sensation d’un danger imminent, déformé par le sourire obséquieux son visage est soudain horrible, il insiste, me tend la moitié de son casse-croûte et je comprends qu’il veut m’empoisonner, que ce type à la tête de comptable est dangereux, la Mort est un Tchèque germanophone avec un horaire de chemins de fer, le terminus arrive toujours par surprise je vais crever j’ai peur, j’ai peur et je m’éveille en sursaut j’ai le cœur à cent quarante rêve absurde j’ai dû tressauter violemment peut-être même crier car mon voisin a les yeux fixés sur moi, le comptable tchèque avait la tête du fou de la gare de Milan, je m’en rends compte maintenant, sale cauchemar, mauvais présage, j’aurais pu avoir un très joli rêve érotique avec une inconnue, mais non, un songe de camarde ferroviaire, à Prague j’avais bel et bien acheté cette étoile taillée dans un bloc de cristal, elle provenait du camp de Theresienstadt, des enfants juifs enfermés dans ce ghetto l’avaient polie des jours durant, dans un des ateliers nazis, l’antiquaire qui me l’avait vendue avait un visage fourbe, il disait imaginez les petites mains des pauvres gamins qui l’ont fabriquée, je ne sais pas pourquoi mais je l’ai cru — la nuit est bien là à présent on ne distingue que quelques lumières dans le lointain, dans un des rêves de Johnny Got his Gun qui est-ce qui conduit la locomotive, c’est le Christ je crois interprété par Donald Sutherland, allez savoir qui est aux commandes de ce train-ci, quel démiurge me conduit tranquillement vers Rome, selon le Grand Horaire des Parques, j’irais bien boire un coup au bar, j’ai soif, c’est trop tôt, à ce rythme-là si je commence à boire je vais arriver fin soûl à Rome, mon corps m’encombre je le remue sur le siège je me lève j’hésite un instant je me dirige vers les toilettes c’est bon de remuer un peu et plus encore de se passer de l’eau tiède et non potable sur le visage, le chiotte est à l’image du train, moderne, acier brossé gris et plastique noir, élégant comme certaines armes de poing, encore de l’eau sur la gueule et me voilà requinqué, je retourne à mon siège, en voyant la couverture de Pronto j’ai une pensée pour le jeune loup cocaïnomane qui vomit du sang dans sa clinique de Turin, que les dieux lui soient cléments — dans son hôpital à lui le personnage de Johnny Got his Gun est caressé par le soleil et une belle infirmière, Johnny qu’on ne laisse pas mourir malgré ses suppliques en morse, Johnny le petit fantassin détruit par un obus rêve de paysages du Midwest et de Christs machinistes, le petit bouquin libanais me fait de l’œil sur la tablette, pourquoi ne pas y aller après tout s’y plonger sortir de moi un moment entrer dans l’imagination de Rafaël Kahla et ses récits, à défaut de Dalton Trumbo et Johnny s’en va-t-en guerre , le papier légèrement vergé est agréable au toucher, voyons voir si la libraire de la place des Abesses s’est moquée de moi ou pas :

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