Russell se frotta les yeux. La nuque. Les avant-bras. Il avait mal partout. Il aurait pu s’allonger par terre et dormir jusqu’à la fin de la journée. Il se laissa tomber sur le canapé, tendit les jambes devant lui, et Boyd s’adossa au mur.
« Qu’est-ce que t’as ? demanda Russell. Arrête de faire comme si de rien n’était, t’es à chier à ce petit jeu-là. »
Boyd laissa échapper un petit éclat de rire nerveux.
« Je me demandais juste où t’étais passé.
— Ici.
— Pas hier. Ni samedi. »
Russell haussa les épaules.
« Ici ou là, Boyd. C’est pas bien grand ici.
— Ton paternel t’a dit que je te cherchais ?
— Dis donc, Boyd, j’ai une idée. On peut continuer à jouer au chat et à la souris pendant un moment, ou alors tu craches ta Valda. »
Boyd vint s’asseoir à l’autre bout du canapé.
« Bon, alors voilà, on a un macchabée sur les bras et une seule piste. Je te dis ce qu’on m’a dit, pas ce que je pense, moi, et d’ailleurs je devrais sans doute même pas te le dire mais je te le dis quand même. Le truc, c’est que quand t’as surgi de nulle part l’autre jour avec ce fusil dans ton pick-up, on a bien été obligés de s’intéresser à toi. Je sais que c’est pas ce fusil qu’on cherche mais le fait est que tu te balades avec un calibre 20 et je sais pas pourquoi. Ce dont je n’ai parlé à personne, soit dit en passant, sinon à l’heure qu’il est tu serais déjà dans la fourgonnette direction Parchman. Et donc voilà, je viens tirer ça au clair maintenant. J’ai dit au shérif que je voulais que ce soit moi. Pas lui. Je lui ai dit que je m’en chargeais. Et il m’a fallu trente-six heures pour te retrouver. Alors tu comprends que j’aie deux, trois questions à te poser, j’imagine. À commencer par mais où t’étais passé, bordel ? »
Russell l’écouta sans bouger d’un cil. La machine à café s’était tue. Il se leva, disparut dans la cuisine puis revint avec deux tasses.
« Puisque tu veux tout savoir, j’ai rencontré une nana à l’Armadillo. Caroline, je crois. Je sais plus. J’étais assez bourré. On a fini par aller chez elle et je te laisse deviner la suite. Ça faisait longtemps, Boyd. J’étais pas spécialement pressé de me tirer le lendemain matin. Et c’est pour ça que mon père ne savait pas où j’étais.
— Ben, mon salaud. T’as pas traîné, dis donc. Je connais des gars au bureau, ça fait deux ans qu’ils ont pas tiré leur crampe.
— J’étais là au bon endroit au bon moment, c’est tout.
— Et si je décidais d’aller vérifier, ça collerait ?
— Aucune raison que ça colle pas.
— Bon, et l’autre soir, sur les lieux du crime ?
— Je te l’ai dit, j’étais dans le coin par hasard. Je roulais. J’avais rien d’autre à faire. Tu sais comment c’est. Tu prends le volant et puis tu te retrouves au cul du monde. Onze ans, j’ai passé derrière les barreaux…
— Je sais.
— Et voilà. C’est tout ce que je peux te dire. Je suis désolé que vous soyez dans l’impasse.
— Dans l’impasse, c’est pas vraiment le mot. Si on avait retrouvé l’arme, ma main au feu qu’on finirait par conclure à un suicide. Mais on n’a rien. Le seul tout petit indice qu’on ait, c’est une bonne femme du foyer en ville qui a appelé les flics l’autre soir pour prévenir que l’une de leurs pensionnaires avait un flingue et qu’elle s’était barrée avec. Mais des conneries dans le genre, on en a tous les jours. Je suis même pas sûr que le shérif ait noté son nom. Mais si ça se trouve, on va devoir courir après celle-là aussi au bout du compte. Il voudrait éviter que tout ça nous retombe dessus mais c’est la direction que ça prend.
— Tu continues de penser que votre gars faisait des trucs qu’il aurait pas dû ?
— Vu qu’aucun incident n’avait été signalé et qu’il avait aucune raison de se trouver là-bas et que son corps est criblé de balles provenant de sa propre arme de service, j’aurais tendance à dire que oui.
— Et les autres sont du même avis ?
— La plupart. Mais bon, y a bien quelqu’un qui a appuyé sur la gâchette. Qu’il ait fait ou non des conneries, peu importe. J’imagine que t’as rien vu cette nuit-là qui mériterait d’être mentionné. Une voiture, une moto, quelque chose. »
Russell secoua la tête.
« J’aimerais pouvoir te dire le contraire. »
Boyd avala quelques gorgées de café puis posa la tasse par terre. Russell se renfonça dans le canapé. Regarda du côté de la cheminée, là où il avait posé la photo de Sarah.
« Tes fenêtres, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Boyd.
— Une tornade.
— Ton père m’a dit que les frangins sont venus t’accueillir…
— Je t’avais déjà dit la même chose.
— Ils sont sérieux à quel point, à ton avis ? »
Russell se redressa.
« Tous les deux ensemble, je sais pas. Mais j’ai comme l’impression que du côté de Larry, oui, c’est du sérieux…
— Le plus taré des deux, depuis toujours. Il a complètement pété les plombs avec sa femme, plusieurs fois. Enfin, ex-femme. Des histoires à la con. Il lui filait des dérouillées devant leur môme pour trois fois rien. Je crois qu’il a même plus le droit de les voir. Il s’est remarié avec une pépette mais paraît qu’elle est du genre volage… Moi, ce que j’en dis, à sa place je ferais gaffe…
— Larry ne m’inquiète pas trop.
— Se promener avec un calibre 20, ça tendrait plutôt à prouver le contraire…
— C’est bien pour ça que je m’inquiète pas trop. Si j’avais pas ce fusil sur moi, et s’il était pas chargé, là oui, je m’inquiéterais.
— D’accord, compris, dit Boyd en se levant. Je suis vraiment désolé d’avoir dû te poser toutes ces questions. Tu le sais.
— Je sais.
— Et tu sais que je te crois sur parole.
— Je sais, dit Russell en se levant à son tour pour lui serrer la main.
— Je suis content d’avoir revu ton père. Et je suis désolé pour ta mère.
— Merci. »
Boyd s’en alla et Russell debout à la fenêtre le regarda regagner la voiture de patrouille. Boyd s’assit derrière le volant, jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et passa une main sur le haut de son crâne légèrement dégarni. Puis il fit marche arrière et disparut.
Russell resta planté derrière la fenêtre comme un mannequin dans une boutique. Maben et la petite vont devoir partir, se dit-il. Pas d’autre solution.
Il retourna s’asseoir sur le canapé, finit son café puis alla dans la cuisine s’en resservir une tasse. Cette fois il resta debout à la fenêtre de la cuisine. De l’autre côté de la rue, une femme déroulait un tuyau d’arrosage dans son jardin, puis elle ouvrit l’eau et alors un petit garçon, tout juste en âge de courir, déboula de sous l’auvent, vêtu d’une simple couche. Il s’avança dans le jardin et quand l’eau l’éclaboussa il poussa un cri et s’enfuit en courant et il continua d’aller et venir sous le jet et de crier et sa mère riait et riait et riait.
Dieu seul sait ce qui pourrait arriver si jamais ils la trouvent chez papa, se dit-il. Ce qu’elle ira raconter pour ne pas se faire pincer. Elle a déjà tué un homme quand elle s’est retrouvée dos au mur, et je ne retournerai pas en prison. Sont tous déjà en train de me pointer du doigt alors que j’ai rien fait du tout, bon sang.
Il vida sa tasse dans l’évier et resta là un moment à regarder le gamin jouer sous le tuyau d’arrosage et il savait que la vie dure ça durait pour toujours et il était navré pour la gosse et il était navré pour Maben. Et il était navré de savoir que cette histoire ne se terminerait pas bien et il se demanda pendant combien de temps encore il lui faudrait veiller à ce que ce fusil reste chargé.
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