Mariposa avait étendu ses vêtements trempés par terre, au pied du matelas, avant de s’enrouler en culotte et chemise de flanelle dans son sac de couchage. Ses épaules et ses seins disparaissaient sous son épaisse chevelure mouillée, qui descendait jusqu’à ses jambes croisées. Elle se balançait légèrement en marmonnant, dans l’espoir de se persuader que la tempête ne lui ferait pas de mal et de ne pas penser au lendemain. Elle se demandait aussi ce qu’était devenu le type abandonné sur la route. Un coup d’œil au pardessus que lui avait donné Aggie. La poche contenait toujours la cordelette de tondeuse, sans doute incrustée de minuscules morceaux de peau.
Mariposa était créole, née de parents créoles eux-mêmes d’ascendance créole. Elle avait passé son enfance à la limite est du Carré français de La Nouvelle-Orléans, dans une vieille maison parquetée tout en longueur, aux fenêtres définitivement fermées par de multiples couches de peinture. Six à dix autres personnes l’occupaient avec elle — tout dépendait du nombre de cousins, d’oncles, de sœurs qui s’y installaient n’importe quand. Sa famille était aussi propriétaire d’une supérette au croisement de Dauphine Street et Ursuline Street. Les fruits et légumes sur la droite, le vin et les alcools sur la gauche, le vaudou dans l’arrière-boutique : encens, savons spéciaux, livres d’occultisme, plantes nécessaires aux arts noirs. La grand-mère trônait plus loin, au cœur de la bâtisse, dans un nuage de fumée de cigarette. Elle lisait sur sa petite table de bois rectangulaire les tarots, la paume des mains — tout ce que ses visiteurs pouvaient bien lui demander de lire.
Une unique ampoule bleue accrochée au plafond éclairait la pièce sans fenêtre, pas plus grande qu’un placard. Trois de ses murs disparaissaient du sol au plafond derrière des tentures sombres, rouges, pourpres et carmin. Devant les briques du quatrième était tendu un fil de fer, auquel on accrochait à l’aide de pinces à linge des photos en noir et blanc souvent jaunies, parfois gondolées, certaines datant de trente, quarante voire cinquante ans. C’étaient les membres de la famille morts et enterrés qui inspiraient la grand-mère : elle prédisait les heurs et les malheurs à venir en appelant les disparus par leur nom, la main tendue en arrière comme pour les toucher, les étreindre pendant qu’ils s’expliquaient. Quand un fidèle client avait profité d’un coup de chance annoncé, il lui arrivait de demander spécifiquement un de ces défunts, celui dont le visage stoïque figé sur la vieille photo évoquait maintenant pour le vivant un ange gardien déguisé en pauvre.
La grand-mère s’appelait Mariposa, d’où le nom de la petite-fille. Laquelle ressemblait à la grand-mère, à la mère, aux tantes : épaisses boucles noires, yeux sombres enfoncés dans leurs orbites, peau de chocolat onctueux. Enfant, Mariposa la jeune suivait Mariposa la vieille comme son ombre. Elle s’asseyait dans un coin du réduit où la devineresse en appelait aux esprits pour qu’ils lui livrent leurs prophéties ; elle parcourait en sa compagnie les rues du Carré français, attentive à l’histoire des antiques demeures et des fantômes qui les hantaient ; elle nourrissait les oiseaux de Jackson Square en se faisant dépeindre le Christ et les saints puis, sans transition, les esprits des esclaves et des pirates défunts. Pendant leurs promenades au bord de la rivière, Mariposa la vieille parlait à Mariposa la jeune des couples séparés sur cette berge même — un vapeur emportait un des amants, alors que son âme sœur restait postée sur l’embarcadère —, héros arrachés l’un à l’autre par des événements auxquels ils ne pouvaient rien, destins romantiques brisés qui faisaient battre le cœur avant de le déchirer. La moindre rue avait son histoire, la moindre venelle son fantôme, la moindre bougie son esprit, voletant à proximité. Une fête de l’imagination.
Assise en tailleur sur son matelas, enveloppée de son sac de couchage, Mariposa se penchait maintenant sur la boîte à chaussures volée dans la maison occupée sur laquelle ils étaient tombés — celle du type qu’ils avaient attaqué, forcément. La jeune fille farfouillait dans la vie de cet homme et de sa femme. Le bouchon de champagne. Elle s’en empara, le flaira, le tendit à bout de bras. La réception, pianiste et invitées aux longues robes brillantes et aux longues boucles d’oreilles brillantes. Mariposa reposa le bouchon pour prendre à la place une petite grenouille en peluche. Gagnée dans une fête foraine ou achetée dans une station-service, au cours d’une excursion texane décidée sur un coup de tête. Un bracelet en bonbons. Quelqu’un en avait mangé une partie, elle s’en aperçut quand elle le passa à son poignet. Le courrier, qu’elle dépouilla pour voir ce qu’ils s’étaient écrit l’un à l’autre. Une année entière disait la carte de premier anniversaire de mariage adressée à l’homme. Une de passée, et combien à venir ? Puis Je t’aime , et la signature, Elisa , ornée d’un « E » fantaisie et d’un « a » bouclé. Quant à lui, un anniversaire lui inspirait cette question : Je me demande si c’est toi qui t’améliores ou moi qui empire. Puis une Saint-Valentin : Il y a l’eau et le ciel et toi au-dessus. Leur vie apparaissait à Mariposa dans la lumière étouffante des bougies — un couple amoureux, rieur, insouciant. Elle lisait, s’interrompait, les observait.
Après les cartes et les lettres, d’autres objets. Un nœud de ruban rouge, un caillou brillant, un demi-lacet, une tétine, deux roses séchées, réunies par un ruban blanc portant la mention Sono ubriaco . Mariposa prononça les deux mots à voix haute, en se demandant ce qu’ils signifiaient. Ce n’était pas du français, ça ne ressemblait pas à de l’espagnol… sans doute de l’italien. Sono , répéta-t-elle tout haut, car percer le mystère du premier mot lui permettrait peut-être de l’associer au second. Sono . Elle avait beau chercher, ça ne lui disait rien.
Ses yeux se reposèrent sur les flammes oscillantes des bougies. Elle évoqua sa grand-mère, elle évoqua leurs promenades au bord de la rivière, les gens qui embarquaient et débarquaient, les amants arrachés l’un à l’autre par des événements auxquels ils ne pouvaient rien, et elle revécut l’impression d’élévation puis de chute éprouvée en s’éloignant de l’eau, la main dans celle de la vieille femme, le cœur gonflé de compassion et d’envie pour ceux dont elle venait d’entendre l’histoire.
Au fond de la boîte se trouvait une grande enveloppe fermée, pliée en deux, sur laquelle ne figurait pas un traître mot. Mariposa décida de ne pas l’ouvrir, afin de garder quelque chose pour plus tard. Elle remit en place tout ce qu’elle venait de passer en revue puis referma le carton. Elle avait momentanément oublié la tempête. Oublié où elle était.
Une énorme bourrasque frappa alors. Le mobil-home se souleva, retomba. Les canettes basculèrent, les bougies s’éteignirent. La jeune fille laissa échapper un cri puis s’enveloppa plus étroitement de son sac de couchage. La nuit aussi l’enveloppait, et la tempête qui battait de ses centaines de poings le toit et les parois de son abri. Elle aurait voulu chanter une des comptines de sa grand-mère, mais les paroles lui échappaient, ses lèvres nerveuses ne s’ouvraient que sur des bribes de mélodie. En réalité, elle n’avait qu’une envie : voir la nuit s’achever. On en était encore loin. Elle se demanda si Evan et Brisco étaient aussi bien réveillés qu’elle et s’il en allait de même des autres. Oui, forcément. Impossible de ne pas garder les yeux grands ouverts. Elle se demanda s’ils se cramponnaient tous au plancher comme elle ou s’ils priaient que les cordes lâchent et que la tempête miséricordieuse les libère, emporte les mobil-homes puis les repose en douceur dans les gros bras tors du kudzu. Les yeux écarquillés sur l’obscurité, l’oreille tendue vers l’ouragan, elle se cramponnait. Ce qu’elle détestait le plus, par une nuit pareille, c’était qu’on n’entendait pas arriver Aggie.
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