J'adorais rester des journées entières sur la terrasse, à regarder le ciel s'acharner sur la terre. Je jouais à l'arbitre de ce match cosmogonique, comptant les points. Les nuages étaient beaucoup plus impressionnants que le sol et pourtant ce dernier finissait toujours par l'emporter car il était le grand champion de la force d'inertie. Quand il voyait arriver les superbes nuées chargées d'eau, il ruminait son leitmotiv:
– Vas-y, rosse-moi, envoie-moi ton stock de munitions, mets-y la gomme, aplatis-moi, je ne dirai rien, je ne gémirai pas, il n'y a personne qui encaisse comme moi, et quand tu n'existeras même plus pour m'avoir trop craché dessus, moi, je serai encore là.
Parfois, je quittais mon abri pour venir me coucher sur la victime et partager son sort. Je choisissais le moment le plus fascinant, celui de l'averse – le pugilat ultime, la phase du combat où le tueur frappe à la gueule au rythme de la grêle, sans s'arrêter, en un fracas retentissant de carcasse qui éclate.
J'essayais de garder les yeux ouverts pour regarder l'ennemi en face. Sa beauté était effarante. J'étais triste de savoir qu'il perdrait tôt ou tard. Dans ce duel, j'avais choisi mon camp: j'étais vendue à l'adversaire. Même si j'habitais la Terre, j'étais pour les nuages: ils étaient tellement plus séduisants. Je n'hésiterais pas à trahir pour eux.
Nishio-san venait me chercher pour me forcer à me mettre à l'abri sous le toit de la terrasse.
– Tu es folle, tu vas tomber malade.
Pendant qu'elle enlevait mes vêtements trempés et me frictionnait dans un linge, je regardais le rideau d'eau qui continuait son œuvre pléonastique: terrasser la Terre. J'avais l'impression d'habiter un gigantesque carwash.
Il pouvait arriver que la pluie l'emporte. Cette victoire provisoire s'appelait inondation.
Le niveau d'eau monta dans le quartier. Ce genre de phénomène se produisait chaque été, dans le Kansai, et n'était pas considéré comme une catastrophe: c'était un rituel prévu et en vue duquel on s'organisait, en laissant par exemple les ô-miso (les honorables caniveaux) grands ouverts dans les rues.
En voiture, il fallait rouler lentement afin d'éviter les trop fortes projections. J'avais l'impression d'être en bateau. La saison des pluies me ravissait à plus d'un titre.
Le Petit Lac Vert avait presque doublé d'étendue, engloutissant les azalées des environs. J'avais deux fois plus de place pour nager et je trouvais délicieusement étrange d'avoir parfois un buisson fleuri sous le pied.
Un jour, profitant d'une accalmie passagère, mon père voulut se promener dans le quartier.
– Tu viens avec moi? demanda-t-il en me tendant la main.
Ça ne se refusait pas.
Nous partîmes donc tous les deux marcher dans les ruelles inondées. J'adorais me promener avec mon père qui, perdu dans ses pensées, me laissait faire les bêtises que je voulais. Jamais ma mère ne m'eût autorisée à sauter à pieds joints dans les torrents du bord de la rue, mouillant ma robe et le pantalon paternel. Lui, il ne s'en apercevait même pas.
C'était un vrai quartier japonais, calme et beau, bordé de murs coiffés de tuiles nip-pones, avec les ginkgos qui dépassaient des jardins. Au loin, la ruelle se transformait en un chemin qui serpentait dans la montagne vers le Petit Lac Vert. C'était mon univers: il m'y fut donné, pour la seule fois de mon existence, de m'y sentir profondément chez moi. J'avais le bras en l'air pour tenir la main paternelle. Tout était à sa place, à commencer par moi, quand je m'aperçus que ma main était vide.
Je regardai à côté de moi: il n'y avait plus personne. La seconde d'avant, j'en étais sûre, il y avait là mon père. Il avait suffi que je détourne la tête un instant et il s'était dématérialisé. Je n'avais même pas remarqué le moment où il avait lâché ma main.
Une angoisse sans nom s'empara de moi: comment un homme pouvait-il se volatiliser ainsi? Les êtres étaient-ils des choses si précaires que l'on puisse les perdre sans motif et sans explication? En un clin d'oeil, un tel monument humain pouvait-il disparaître?
Soudain, j'entendis la voix paternelle qui m'appelait – d'outre-tombe, à n'en pas douter, car j'avais beau regarder autour de moi, il n'était pas là. Sa voix semblait traverser un monde avant de me parvenir.
– Papa, où es-tu?
– Je suis là, répondit-il calmement.
– Où, là?
– Ne bouge pas. Ne va surtout pas là où j'étais.
– Où étais-tu?
– A un mètre de toi, sur ta droite.
– Que t'est-il arrivé?
– Je suis en dessous de toi. Il y avait un caniveau ouvert, je suis tombé dedans.
Je regardai à côté de moi. Au milieu de la rue transformée en rivière, on ne distinguait aucune trappe. Mais à bien observer, on y voyait comme un tourbillon qui devait signaler l'ouverture des égouts.
– Tu es dans le miso, Papa? demandai-je avec hilarité.
– Oui, ma chérie, dit-il sereinement afin de ne pas m'affoler.
Il avait tort: il eût mieux fait de me paniquer. Je n'étais pas effrayée pour deux sous. Je trouvais cet épisode du plus haut comique et ne voyais pas où était le danger. Je fixais le trou d'eau qui l'avait englouti, m'émerveillant qu'il puisse me parler à travers ce rempart liquide: j'aurais voulu le rejoindre pour voir comment était son logis aquatique.
– Tu es bien, là où tu es, Papa?
– Ça va. Rentre à la maison, et dis à Maman que je suis dans les égouts, d'accord? me demanda-t-il avec tant de sang-froid que je ne compris pas l'urgence de ma mission.
– J'y vais.
Je tournai les talons et me mis à folâtrer.
En chemin, je m'arrêtai, frappée par une évidence: et si c'était ça, le métier de mon père? Mais oui, bien sûr! Consul, ça voulait dire égoutier. Il n'avait pas voulu me l'expliquer parce qu'il n'était pas fier de sa profession. Ce cachottier!
Je rigolai: j'avais enfin éclairci le mystère des activités paternelles. Il partait tôt chaque matin et revenait le soir sans que je sache où il allait. Désormais, j'étais au courant: il passait ses journées dans les canalisations.
A la réflexion, j'étais contente que mon père fasse un travail en rapport avec l'eau – car, pour être de l'eau sale, ce n'en était pas moins de l'eau, mon élément ami, celui qui me ressemblait le plus, celui dans lequel je me sentais le mieux, même si j'avais failli m'y noyer. N'était-il pas logique, d'ailleurs, que j'aie risqué de mourir dans celui des éléments qui parlait le mieux ma langue? Je ne savais pas encore que les amis étaient les meilleurs traîtres en puissance mais je savais que les choses les plus séduisantes étaient forcément les plus dangereuses, comme se pencher trop par la fenêtre ou se coucher au milieu de la rue.
Ces intéressantes pensées effacèrent jusqu'au souvenir de la mission que m'avait donnée l'égoutier. Je me mis à jouer au bord de la ruelle, à sauter à pieds joints dans de véritables fleuves en chantant des chansons de mon invention; j'aperçus sur un mur un chat qui n'osait pas traverser de peur de se mouiller: je le pris dans mes bras et le posai sur le mur d'en face, non sans lui tenir un discours sur les plaisirs de la natation et les bienfaits qu'il en retirerait. Le matou s'enfuit sans me remercier.
Mon père avait choisi une drôle de manière de me révéler son métier. Plutôt que de me l'expliquer, il m'avait emmenée sur son lieu de travail au fond duquel il s'était jeté en cachette, afin de mieux ménager ses effets. Sacré Papa! Ce devait être là, aussi, qu'il répétait ses leçons de nô, c'était pour cela que je ne l'avais jamais entendu chanter.
Assise sur le trottoir, je fabriquai un bateau en feuilles de ginkgo et le lâchai dans le courant. Je le poursuivis en trottinant. Bizarres, ces Nippons qui avaient besoin d'un Belge pour leurs égouts! Sans doute était-ce en Belgique qu'on trouvait les égoutiers les plus éminents. Enfin, tout ceci n'avait pas beaucoup d'importance. Le mois prochain, ce serait mon anniversaire de trois ans: si seulement je pouvais recevoir cet éléphant en peluche! J'avais multiplié les allusions pour que les parents comprennent mon souhait, mais ces gens-là étaient parfois bouchés.
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