Ce flot de paroles me laisse un peu abasourdi..
Mais, dès qu'elle a franchi la porte, avant même que le battant ne soit refermé, une autre infirmière (qui peut-être attendait dans le couloir) la remplace, beaucoup plus vraisemblable à tous les points de vue: blouse traditionnelle descendant presque audessous du mollet, col boutonné jusqu'au cou, coiffe enserrant les cheveux, gestes secs et réduits au nécessaire, froid sourire professionnel. Ayant contrôlé le niveau d'un liquide incolore, une aiguille de manomètre, la bonne position d'une courroie soutenant mon bras gauche, elle ôte la plupart de mes cordons ombilicaux et me fait une piqûre intraveineuse. Le tout n'a pas duré trois minutes.
Faisant alors irruption, dans la seconde qui suit le départ de la preste ouvrière, Lorentz s'excuse d'avoir à me déranger encore un peu, s'assoit à mon chevet sur une chaise laquée de blanc, et me demande à brûle-pourpoint quand j'ai vu Pierre Garin pour la dernière fois. Je réfléchis longuement (mon cerveau, comme le reste, demeure assez engourdi), avant de lui répondre enfin, non sans quelques hésitations et scrupules:
«C'était à mon réveil, dans la chambre numéro 3, à l'hôtel des Alliés.
– Quel jour? Quelle heure?
– Hier, probablement… Ça m'est difficile de le garantir avec une certitude absolue… J'étais rentré tout à fait fourbu de la longue nuit passée avec Joëlle Kast. Les divers philtres et drogues qu'elle m'avait fait boire, s'ajoutant à ses assauts amoureux sans cesse renouvelés, me laissaient au petit matin dans une sorte d'état second, avec un besoin de sommeil confinant à la léthargie. J'ignore combien de temps j'ai pu dormir, d'autant que je me suis vu réveiller en sursaut à plusieurs reprises: par un gros avion volant trop bas, par un autre client qui se trompait de porte, par Pierre Garin qui n'avait pourtant rien de particulier à me dire, par la gentille Maria m'apportant un petit déjeuner intempestif, par le plus affable des frères Mahler qui s'inquiétait de mon excessive fatigue… En fait, pour Pierre Garin en tout cas, ça devait plutôt se situer avant-hier… Il a, paraît-il, disparu?
– Qui vous a raconté ça?
– Je ne sais plus. Gigi probablement.
– Ça m'étonnerait! Il est en tout cas reparu aujourd'hui, flottant à la dérive sur le canal. On a repêché son cadavre contre une pile de l'ancien pont à bascule, à l'entrée du bras mort sur lequel donne votre chambre. Le décès remontait à plusieurs heures déjà, et il ne peut s'agir d'une noyade accidentelle. Son dos porte de profondes blessures à l'arme blanche, antérieures à sa chute par-dessus le parapet du pont.
– Et vous croyez que mademoiselle Kast est au courant?
– Je fais plus que le croire: c'est elle-même qui nous a signalé la présence d'un corps nageant entre deux eaux, juste devant chez elle… Je suis désolé pour votre tranquillité personnelle, mais de nouveaux soupçons pèsent ainsi sur vous, qui êtes le dernier à l'avoir vu vivant.
– Je n'ai pas quitté ma chambre, où je me suis rendormi comme une souche aussitôt après son départ.
– C'est du moins ce que vous prétendez.
– Oui! Et de façon catégorique!
– Conviction étrange, pour quelqu'un dont la mémoire serait si confuse qu'il ne se souvient même plus du jour exact…
– D'autre part, en ce qui concerne vos précédents soupçons à mon égard, les frères Mahler n'ont-ils pas témoigné en faveur de ma propre thèse? Nous avons désormais la preuve que Walther von Brücke est un assassin sans état d'âme. Tout le désigne, psychiquement, comme le meurtrier de son père, et peut-être aussi, la nuit dernière, du malheureux Pierre Garin.
– Mon cher monsieur V.B., vous allez trop vite en besogne! François-Joseph n'a fait aucun commentaire se rapportant à l'exécution de l'Ober f ührer. Rien n'est donc venu invalider les charges retenues contre vous dans cette affaire. En outre, nous ne pouvons oublier que vous êtes l'auteur d'une tentative de crime sexuel sur la personne de Violetta, une des jolies putains adolescentes qui travaillent au Sphinx et sont logées dans la vaste demeure de madame Kast.
– Quelle tentative? Où? Quand? Je n'ai même jamais rencontré cette demoiselle!
– Mais si: à deux reprises au moins, et chez Joëlle Kast précisément. La première fois dans le salon du rez-de-chaussée où, sur votre demande, la maîtresse des lieux vous présentait quelques gentilles poupées vivantes en tenues fort déshabillées. Et une seconde fois la nuit suivante (c'est-à-dire celle du 17 au 18) quand vous avez attaqué la jeune fille (choisie sans doute la veille) au détour d'une galerie du premier étage qui donne accès aux chambres, privées ou laissées à la disposition des messieurs de passage. Il devait être environ une heure et demie du matin. Vous aviez l'air ivre, ou drogué, dit-elle, avec un visage de fou. Vous réclamiez une clef, symbole sexuel fort connu, tandis que vous en brandissiez un autre d'une main menaçante: cette lame de cristal qui figure donc parmi nos pièces à convictions. Après en avoir labouré le bas-ventre de votre victime, vous vous êtes enfui en emportant comme souvenir l'une de ses chaussures, tachée de sang. Quand vous avez franchi la grille du petit jardin, le colonel Ralph Johnson, en vous croisant, a remarqué votre allure égarée. Quinze minutes plus tard, vous étiez à Viktoria Park. Violetta ainsi que l'officier américain ont fait de votre visage et de votre épais manteau doublé de fourrure une description qui ne laisse pas le moindre doute sur l'identité de l'agresseur.
– Vous savez très bien, Commissaire, que Walther von Brücke me ressemble à s'y méprendre, et qu'il a pu sans mal emprunter ma pelisse pendant que j'étais aux prises avec Io l'enchanteresse.
– N'insistez pas trop sur cette ressemblance absolue qui caractérise les vrais jumeaux. Elle retournerait contre vous les mobiles d'un parricide que vous imputez à celui dont vous seriez ainsi le frère, renforcés en outre dans votre cas par des relations incestueuses avec une belle-maman qui vous comble de ses faveurs… Et d'autre part, pourquoi Walther, cet homme avisé, aurait-il affreusement tailladé le précieux bijou d'une aimable personne qui se prostituait avec talent au sein de sa propre entreprise?
– Les punitions corporelles ne sont-elles pas monnaie courante dans la profession?
– Je connais comme vous les usages, mon cher monsieur, et notre police, justement, s'intéresse de fort près aux exactions commises sur les courtisanes mineures. Mais ce que vous dites n'aurait pas eu lieu à la sauvette dans un couloir, alors que plusieurs salles de torture, ottomanes ou gothiques, sont prévues pour ce genre de cérémonie, et fort bien aménagées en conséquence, dans les parties souterraines du pavillon. D'ailleurs, bien que les sévices sexuels qu'y subissent couramment les petites pensionnaires soient le plus souvent longs et cruels, c'est toujours avec leur consentement explicite, moyennant les importantes rémunérations répertoriées dans le codex réglementaire. Disons donc tout de suite que le prétexte d'un châtiment requis pour quelque faute, précédé ou non par une parodie d'interrogatoire et de condamnation des prétendues coupables, n'est qu'un alibi plaisant que beaucoup de messieurs exigent comme épice donnant une saveur particulière à leur jouissance favorite. Enfin, les tourments érotiques auxquels est alors soumise la prisonnière, qui devra au besoin demeurer plusieurs jours enchaînée dans son cachot, selon les désirs du riche amateur exécutant lui-même, en général, la liste des humiliations et cruautés inscrites en détail dans la sentence (brûlures de cigare aux doux emplacements intimes, cinglons coupants sur les chairs tendres avec divers fouets ou verges, aiguilles d'acier enfoncées lentement aux endroits sensibles, tampons ardents d'éther ou d'alcool à l'entrée du conin, etc.), ne doivent jamais laisser de marques durables ni la moindre infirmité.
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