– Cet endroit où tu travailles, c'est un mauvais lieu?
– Trouvez donc un bon lieu à Berlin, dans les ruines généralisées laissées par le cataclysme! Comme dit un proverbe d'ici: les putains et les escrocs arrivent toujours plus vite que les prêtres! Inutile de se voiler la face… Et dangereux!
– Les clients, c'est seulement des militaires alliés?
– Ça dépend des jours. Il y a aussi des aventuriers en tout genre: espions minables, proxénètes, psychanalystes, architectes d'avant-garde, criminels de guerre, hommes d'affaires véreux avec leurs avocats. Io prétend qu'il y vient tout ce qu'il faut pour refaire un monde.
– Et comment se nomme cette cour des miracles?
– On en trouve autant qu'on veut dans toute la bordure nord de Schoneberg, depuis Kreuzberg jusqu'à Tiergarten. La boîte où j'officie s'appelle die Sphinx, qui veut dire «la Sphinge» puisque le mot est uniquement féminin en allemand.
– Tu parles allemand?
– Allemand, anglais, italien…
– Il y a une langue que tu préfères?»
Une mèche blonde retombant devant sa bouche, Gigi se contente, en guise de réponse dirait-on, de sortir le bout rose de sa langue et de happer entre ses lèvres aux ourlets charnus la boucle de cheveux rebelle. Ses yeux brillent bizarrement. Sous l'effet d'un adroit maquillage, ou bien de quelque drogue? Quelle sorte de vin venait-elle donc de boire? Avant de disparaître, elle prononce encore plusieurs phrases rapides: «La vieille dame qui va venir, pour vous apporter le dîner, ramassera les morceaux de verre. Si vous ne le savez pas déjà, les toilettes sont dans le couloir: à droite et puis à gauche. Vous ne pouvez pas sortir de la maison: vous êtes encore trop faible. La porte qui permet de descendre à l'étage inférieur est d'ailleurs fermée à clef.»
Drôle de clinique, pense HR qui se demande en outre s'il a véritablement envie de quitter cette inquiétante demeure, où il a bien l'air d'être prisonnier. Que sont devenus ses vêtements? Il ouvre la porte de la grosse armoire à glace. Dans la partie penderie, un costume d'homme est accroché sur un cintre, mais ce n'est visiblement pas le sien. Sans y réfléchir davantage, il retourne vers le tableau de guerre et sa propre image en soldat, ou du moins celle d'un homme qui lui ressemble malgré le bandeau ensanglanté masquant les yeux, et vers cette Gigi d'Europe centrale qui le guide par la main. C'est seulement alors qu'il remarque un détail du trompe-l'œil qui lui avait échappé: le carreau que touche la fillette secourable présente une fêlure en étoile, juste centrée sur l'endroit où vient de frapper son petit poing. Les lignes sinueuses qui en partent, dans l'épaisseur supposée de la vitre, scintillent en longs rubans de lumière comme les impalpables leurres métallisés que larguaient les avions assaillants, pour rendre leur repérage impossible.
Dans la chambre n° 3, à l'Hôtel des Alliés, HR est réveillé d'une manière brutale par l'intempestif vrombissement d'un quadrimoteur américain, sans doute la version cargo du B 17, qui vient de décoller sur le tout proche aérodrome de Tempelhof. Les vols y sont certes moins nombreux aujourd'hui qu'à l'époque du pont aérien, durant le blocus, mais ils demeurent très présents. Entre les doubles rideaux restés en position diurne, rabattus vers les deux côtés, toute la fenêtre donnant sur l'extrémité en cul-de-sac du canal mort vibre de façon si inquiétante au passage de l'appareil, dont l'altitude doit être encore plus faible qu'à l'ordinaire, que l'on croirait l'ensemble du vitrage promis à une inévitable explosion, le bruit des carreaux brisés qui retomberaient alors en morceaux sur le plancher, l'un après l'autre, se mêlant à celui de l'avion qui s'éloigne et prend de la hauteur. Il fait grand jour. Le voyageur se redresse et s'assoit au bord du lit, heureux d'avoir échappé à cet incident supplémentaire. Son esprit est si embrouillé qu'il n'est pas tout à fait sûr de l'endroit où il se trouve.
S'étant mis debout, avec une sorte de malaise persistant dans tout son corps et ses membres comme dans le fonctionnement cérébral, il voit que sa porte (qui fait face à la fenêtre) est grande ouverte. Dans l'embrasure béante se tiennent deux personnages immobiles: l'avenante Maria portant un plateau chargé et, derrière elle mais la dépassant d'une tête et des épaules, l'un des frères Mahler, probablement Franz à en juger par sa voix rébarbative qui annonce, sur un ton de reproche agressif: «C'est le petit déjeuner, monsieur Wall, que vous avez commandé pour cette heure-ci.» L'homme, dont la stature semble encore plus démesurée que dans la salle du bas, s'éclipse aussitôt vers les profondeurs obscures d'un couloir où il est contraint de se courber, tandis que la frêle servante arborant son plus joli sourire va déposer le plateau sur une table aux dimensions modestes, assez proche de la fenêtre, que le voyageur n'avait pas remarquée quand il a pris possession des lieux (hier? avant-hier?) et qui doit servir aussi de bureau pour écrire, car la jeune fille écarte avant de disposer les assiettes, tasse, corbeilles, etc., une liasse de feuilles blanches au format commercial et sans en-tête, ainsi qu'un stylographe paraissant attendre le scripteur.
HR, en tout cas, possède désormais une certitude: il a retrouvé sa chambre d'hôtel et c'est là qu'il a passé la fin d'une nuit agitée. Cependant, s'il a conscience d'être rentré fort tard, il ne se souvient pas d'avoir demandé qu'on le réveille, à quelque heure que ce soit, et il a maintenant omis de se le faire répéter d'une façon moins vague par le patron grincheux, compensant alors le manque d'une montre en bon état de marche. Au reste, on dirait que la notion d'heure, exacte ou même approximative, a perdu toute importance à ses yeux, peut-être parce que sa mission spéciale se trouve mise en suspens, ou bien seulement depuis qu'il s'est perdu dans la contemplation du tableau de guerre ornant sa chambre d'enfant, chez la maternelle et troublante Io. A partir, en effet, de l'espèce de dérive mentale produite par cette ouverture doublement aveugle, murée avec un trompe-l' œil lourd d'une signification absente, les événements en chapelet de la nuit lui laissent une désagréable impression d'incohérence, à la fois causale et chronologique, une succession d'épisodes qui paraissent sans autres liens que de contiguïté (ce qui empêche de leur assigner une place définitive), dont certains se colorent d'une reposante douceur sensuelle, tandis que d'autres relèveraient plutôt du cauchemar, sinon de la fièvre hallucinatoire aiguë.
Maria ayant achevé la mise en place de sa collation matinale, HR, qui ne cesse de réentendre la phrase prononcée par le mauvais Mahler, au lieu de requérir l'élucidation de l'ambigu «cette heure-ci», demande à la servante sur le point de sortir, dans un allemand simplifié mais clair, d'où vient ce nom de Wall qu'on lui attribue. Maria le regarde avec de grands yeux étonnés, finissant par dire: «Ein freundliches Diminutiv, Herr Walther! », formulation qui plonge le voyageur dans une perplexité nouvelle. Ça ne serait donc pas le patronyme Wallon que l'on a ainsi «amicalement» abrégé, mais le prénom Walther, qui n'a jamais été le sien et ne figure sur aucun document, authentique ni faux.
La jeune soubrette disparue, sur une gentille courbette avant de refermer la porte, HR désemparé grignote quelques fragments de divers pains, biscuits ou fromage sans goût. Il pense à autre chose. Après avoir repoussé ces aliments inopportuns dont il n'a aucune envie, il replace les feuilles de papier vierges au centre de la table, devant sa chaise. Et, avec le souci principal de mettre un peu d'ordre – si cela est encore possible – dans la série discontinue, mobile, fuyante, des différentes péripéties nocturnes, avant qu'elles ne soient dissoutes parmi la brume des réminiscences fictives, de l'oubli spécieux ou de l'aléatoire effacement, voire d'une totale dislocation, le voyageur reprend sans plus tarder la rédaction de son rapport dont il craint que la maîtrise, de plus en plus, ne lui échappe:
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