Alain Robbe-Grillet - La reprise

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Nous sommes à Berlin, en novembre 1949. HR, agent subalterne d'un service français de renseignement et d'interventions hors normes, arrive dans l'ancienne capitale en ruine, à laquelle il se croit lié par un souvenir confus, remontant par bouffées de sa très jeune enfance. Il y est aujourd'hui chargé d'une mission dont ses chefs n'ont pas cru bon de lui dévoiler la signification réelle, préférant n'en fournir que les éléments indispensables pour l'action qu'on attend de son aveugle fidélité. Mais les choses ne se passent pas comme prévu…
Ça fait des siècles qu'on vous rebat les oreilles avec le Nouveau Roman et Robbe-Grillet. Evidemment, vous avez eu le choix. Vous avez lu ou vous n'avez pas lu Robbe-Grillet. Dès lors, vous avez été classé définitivement. Si vous faites partie des lecteurs de Robbe-Grillet, je n'ai rien à vous apprendre, nous nous comprenons.
Si vous avez essayé La Jalousie en vain, si on vous a dit Dans le Labyrinthe, c'est pire, vous n'avez certainement pas dû avoir la moindre envie de lire La Reprise. D'autant que le Nouveau Roman n'est plus tendance depuis longtemps, et que son auteur, pensez-vous, doit frôler le gâtisme. Peut-être tout au plus les relents de souffre qui entourent ce roman ont-ils titillé votre libido, mais, c'est sûr, pas au point de le lire!
Pour vous, donc, cette critique. La Reprise est le point d'orgue du Nouveau Roman. Dans sa construction, on y sent la consécration d'un style qui, jusqu'à présent, semblait plus relever de l'expérimentation que de l'art. Le caractère froid, méthodique des romans précédents, leur obscurantisme volontaire ont cédé la place à une fluidité totale. Les inventions des romans de Robbe-Grillet trouvent ici tout naturellement leur place. Les effets de brouillage n'ont plus rien de gratuit, ils servent l'histoire de façon magistrale. Tous les autres romans de Robbe-Grillet semblent converger vers celui-ci, peut-être le dernier, qui du coup, justifie tout le Nouveau Roman.
La Reprise est certainement le point final, mais aussi, pour une nouvelle génération de lecteurs, le point d'entrée dans l'oeuvre de Robbe-Grillet.

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Déjà je me demande si c'est vraiment par hasard qu'elle s'est trouvée sur mon chemin. Je rôdais ce jour-là autour de la maison du père, où je n'avais pas remis les pieds depuis la capitulation. Je savais que Dany était revenu à Berlin mais logeait ailleurs, probablement dans la zone russe, de façon plus ou moins clandestine, et que Jo, sa seconde épouse dont il avait dû se séparer en 1940, venait de réinvestir les lieux avec la bénédiction des services secrets américains. Affublé de fausses moustaches et des larges lunettes noires que je porte en principe par temps trop lumineux (pour protéger mes yeux demeurés fragiles, suite à ma blessure d'octobre 44 en Transsylvanie), avec en outre un chapeau de voyage à larges bords retombant sur le front, je ne risquais pas d'être reconnu par ma jeune belle-mère (elle a quinze ans de moins que moi), si elle avait voulu sortir à ce moment précis. Arrêté devant le portail entrebâillé, je faisais semblant de m'intéresser au panneau en bois verni de fabrication récente, agrémenté d'élégantes volutes peintes à la main qui sont censées reproduire celles de la ferronnerie 1900 constituant l'ancienne grille, comme si je me trouvais justement à la recherche de poupées, ou bien que j'en eusse moi-même à vendre, supposition qui ne serait pas inexacte, dans un sens…

Levant ensuite mes regards vers le toujours coquet pavillon familial, j'ai constaté avec surprise (comment ne pas l'avoir remarqué en arrivant?) que, juste au-dessus de la porte d'entrée avec son haut judas rectangulaire dont la vitre est protégée par de massives arabesques en fonte, la fenêtre centrale du premier étage était grande ouverte, ce qui n'avait du reste rien d'anormal par cette chaude journée d'automne. Dans l'embrasure béante se tenait un personnage féminin que j'ai cru d'abord être un mannequin de vitrine, tant son immobilité vue de loin semblait parfaite, l'hypothèse d'une telle exposition, en évidence face à la rue, paraissant d'ailleurs tout à fait vraisemblable étant donné la nature commerciale des lieux affichée sur le panonceau servant d'enseigne. Quant au modèle de poupée grandeur nature choisi comme appât pour attirer le chaland (une grâcieuse adolescente aux boucles blondes en désordre suggestif, offerte dans une tenue outrageusement légère laissant plus que deviner l'attrait de ses charmes juvéniles, et prometteurs), il ne pouvait que renforcer le caractère équivoque – pour ne pas dire racoleur – de l'annonce calligraphiée, le trafic des petites catins mineures risquant d'être aujourd'hui, dans notre capitale à la dérive, beaucoup plus répandu que celui des jouets pour enfants ou des simulacres en cire pour magasins de mode.

Après avoir donc pris soin de vérifier un détail lexical se rapportant à d'éventuels sous-entendus dans la rédaction de l'enseigne, j'ai relevé la tête vers l'étage supérieur… L'image avait changé. Ça n'était plus ùne effigie de musée Grévin érotique dont les appas juste éclos s'exhibaient à la fenêtre, mais bien une très jeune fille parfaitement vivante qui se contorsionnait à présent de façon aussi excessive qu'incompréhensible, penchée en avant par-dessus le garde-corps avec sa chemisette transparente à peine retenue désormais sur une seule épaule, et dont les attaches déjà relâchées se défaisaient de plus en plus. Pourtant, même ses renversements et courbures les plus démesurés conservaient une étrange grâce, qui faisait songer à quelque apsara cambodgienne en délire, tordant et fléchissant dans tous les sens ses six bras onduleux, sa taille à la finesse exquise, ainsi que son col de cygne. Sa chevelure d'or roux, illuminée par le grand soleil, tournoyait autour d'un visage angélique aux ourlets sensuels, en flammèches serpentines de gorgone s'arrachant à sa chrysalide.

La scène qui suit cette première apparition demeure, aujourd'hui encore, émouvante et tendre dans mon souvenir. C'était deux jours plus tard, à la nuit tombée. Comme je ne m'embarrassais guère de légalisme à cette époque, peu lointaine en vérité, ni même d'une quelconque sauvegarde des apparences, l'organisation de pseudo-résistants antinazis à laquelle j'appartenais alors n'étant rien d'autre – il faut l'avouer – qu'une mafia criminelle (proxénétisme, drogues frelatées, fabrication de faux documents, rançonnage d'anciens dignitaires du régime déchu, etc.) qui prospérait à l'ombre du NKVD, auquel nous fournissions toutes sortes d'informations précieuses, sans compter notre aide substantielle pour des actions violentes particulièrement hasardeuses dans les secteurs occidentaux, j'avais donc tout simplement fait enlever l'intéressante nymphe, afin de l'examiner plus à l'aise, par trois sbires yougoslaves, anciens déportés du travail abandonnés à eux-mêmes depuis la débacle et la fermeture des usines de guerre.

Ainsi se trouve-t-elle transportée jusqu'à notre centrale de Treptow, à proximité du parc mais dans une zone incertaine d'entrepôts, de hangars désaffectés, de bureaux en ruine, entre les voies ferrées d'une gare de marchandises et la rivière. Malgré le blocus, franchir les lignes de démarcation ne nous posait aucun problème, même si nous emmenions dans nos bagages un encombrant colis: une adolescente à demi assagie par la piqûre de rigueur qui se débat mollement, comme en rêve…, ou du moins qui fait semblant. Car, dès ce moment-là, j'ai trouvé bizarre qu'elle réagisse à son rapt avec un pareil sang-froid, ou une telle insouciance.

Le docteur Juan Guan Ramirez, que nous appelons toujours par ce qui est en fait son prénom, mais prononcé à la française comme dans Golfe Juan), qui disposait d'une vaste et commode quoique fausse ambulance de la Croix-Rouge, était du voyage, comme d'habitude: pour veiller aux aspects psychologiques ou médicaux de l'opération. Au point de passage (le pont sur la Sprée conduisant vers la Warschauerstrasse ), il a exhibé avec assurance un ordre d'internement dans un hôpital psychiatrique de Lichtenberg qui dépendait du Narodny Kommisariat. Le factionnaire, impressionné par sa barbiche à la Lénine et ses étroites lunettes d'acier, en plus des multiples tampons officiels apposés sur le document, a jeté pour la forme un rapide coup d' œil à notre jeune captive, que deux Serbes en costumes d'infirmiers maintenaient d'une poigne virile, sans grand mal.

Tous les hommes ont montré des laissez-passer soviétiques en règle. L'adolescente avait pris le parti de sourire, d'un air perdu qui convenait admirablement au scénario. Mais ici encore on peut s'étonner qu'elle n'ait pas profité du contrôle de police pour appeler au secours, d'autant plus que – je l'ai su ensuite – elle parle très bien l'allemand et se débrouille en russe d'une façon plus qu'honorable. Le docteur Juan a en outre précisé qu'une petite seringue d'un calmant anodin ne pouvait en aucun cas réduire à ce point sa conscience du monde extérieur et des dangers imminents qui la menaçaient.

D'ailleurs, sitôt franchi le poste militaire, notre intrépide prisonnière est sortie de son hébétude momentanée, s'agitant de nouveau pour tenter d'apercevoir quelque chose à travers les vitres sales, espérant sans doute reconnaître dans la nuit noire, sous un éclairage urbain presque inexistant, le chemin qu'empruntait l'automobile. Pour tout dire, elle sabotait mon plan de campagne. Ce que je cherchais avant tout, c'était à lui faire horriblement peur. Or elle avait plutôt l'air de s'amuser, devenue grâce à nous l'héroïne d'une bande dessinée pour adultes. Et quand elle faisait mine de vouloir s'échapper ou de céder soudain à la panique, ça se passait toujours en l'absence de témoins extérieurs et donnait lieu à des outrances stéréotypées de gamine qui joue, qui se fait du théâtre.

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