Le lendemain, il est en cessation de paiement. Sa banque prend une voix toute triste et l'interdit de chéquier. Il est contraint de fermer boutique et s'en va errer sur le continent. Je crois qu'il est clochard, maintenant. Le destin de bon nombre de philosophes et de justes. Une forme de spiritualité par rapport à l'argent.»
Oncle Guillaume avait terminé. On resta assis dans le soleil couchant, oisifs parmi les longs éclats des cendriers, des carafes et des verres vides. Les bocks transparents, les flancs couverts de traînées de mousse, faisaient courir sur les tables des paramécies menaçantes. Puis, quand l'ombre du nez devint plus longue que la moustache, le soleil accéléra soudain, comme s'il avait mis sa roue sur une forte pente bien dégagée, les lumières tintèrent une dernière fois dans une débauche de contrastes et la pénombre dorée s'étendit langoureusement. Il est des silences qui sont des oasis de bonheur.
Quand on sortit du bistrot, sur le chemin de la maison, je montrai à mon père les disques et autres gadgets que nous avait prêtés oncle Abe.
«Ah, il fait du prosélytisme!» s'emporta mon papa.
Il me confisqua tout le sac et le jeta dans une benne de travaux publics.
Après dîner, prétextant une envie de prendre l'air, j'allai récupérer les disques en cachette. Ça pouvait avoir de la valeur. Je les conservai plusieurs jours sous mon matelas, puis je les revendis à un broc ambulant. Mon épargne fut la première étonnée de la somme que je parvins à en tirer.
« Alors, les enfants, vous en dites quoi?»
Ce fut par ces mots que l'oncle Abe – anormalement en avance – nous cueillit un jour que nous arrivions au bistrot, en avance nous aussi par manque d'activités parascolaires.
«La canaille se lève tôt», me souffla Wolf.
Nous devinâmes aisément qu'il nous avait guettés, nous et personne d'autre, pour nous parler entre six yeux avant l'arrivée des vétérans.
Le patron somnolait derrière le comptoir, la patronne déchargeait le lave-vaisselle: il n'y avait pas de danger à s'afficher en compagnie d'oncle Abe. Alors je lui improvisai un truc sur les passerelles qui existent entre la haine et l'amour, car je me figurais qu'il avait été traumatisé par les attaques qui avaient repris de plus belle depuis son retour. Je lui dis qu'il ne fallait pas qu'il se formalisât pour tous les gros mots qu'on lui envoyait, qu'au fond on l'appréciait vachement – je soulignai ce mot, vachement, car il me paraissait porteur d'un maximum de sincérité – et même que sans lui notre vie de quartier ne serait plus tout à fait aussi spontanée – là-dessus, je n'exagérais pas. Enfin, je lui montrai en quoi nos altercations étaient une expression vivante de la démocratie.
«Ah, mais je ne parlais pas de ça, Jean-Ramsès, m'arrêta-t-il, et je me sentis un peu couillon. L'opinion de la meute ne me dérange pas. Avez-vous écouté les disques?»
J'avais complètement oublié ces gris-gris d'un autre âge.
« Comment as-tu trouvé l'enregistrement rare d'Al Hirt? insistait-il. Et ce rock lourd de ZZTop, à l'odeur de pétrole?»
J'eus un geste vague.
«On les a bazardés, dit soudain Wolf. Hop hop, à la poubelle à ordures. Disparus, tes fétiches! De l'air! Vis avec ton temps, mec.»
Le coup me prit à froid dans le plexus. Je compris que Wolf se vengeait ainsi de la petite trahison que je lui avais servie l'autre jour face à l'oncle Guillaume, quand j'avais cafté. Ce geste pas joli me mit immédiatement dans l'embarras car il n'y a rien qui produise aussi mauvaise impression que de l'hypocrisie démasquée.
« Mon père les a bazardés», corrigeai-je, mais le mal était fait. Oncle Abe prit ses distances:
«Pourquoi donc les as-tu montrés? Tu es donc aussi lâche que les autres? Et vicieux en plus? Tu ne comprends donc rien?»
Le voilà parti dans une tirade sur les mérites de son Eldorado, rapportés à la petitesse de notre pays et de ses habitants. «La petite royauté», qu'il nous appelait. «La petite royauté peuplée d'arrogants et de complexés.» Nous ne nous trouvions pas si petits que ça, Wolf et moi, au contraire on débordait d'énergie, l'avenir sur l'île nous paraissait moelleux dedans et doré sur le dessus, comme les fesses de madame Saint-Ange, on ne voyait pas où il voulait en venir avec ses propos catastrophistes.
«Mais ouais, disait Wolf, c'est ça, t'es le meilleur.
– Si danger il y a, il vient de là-bas y ajoutai-je. Mais je ne veux pas polémiquer avec un petit p.»
D'autant que le bistrot commençait à se remplir. Nous dégageâmes vite fait à nos places. Oncle Abe s'enferma dans un mutisme noir qui suppurait. Il rejoignit son coin sombre et resta planté là comme la statue du commandeur.
Oncle Guillaume arriva et j'eus ma deuxième mauvaise douche de la journée.
«Bonjour les mômes, nous dit-il. Aujourd'hui l'histoire que je vais raconter n'est pas pour vos jeunes esprits. Désolé, mais vous dégagez.
– On n'a rien fait de mal, onc' Guillaume, protestai-je au bord des larmes.
– On ne discute pas.»
Nous commençâmes à pleurnicher, et mon père, voyant à quel point nous étions déçus, tenta de négocier, en vain.
«C'est la Saint-Valentin, expliqua oncle Guillaume. Les dames ont été nombreuses à demander une crêpe spéciale.»
Mon père hocha la tête: on n'avait pas le choix. Le front bas, nous nous exécutâmes. Dans notre dos, on entendait les voix animées des habitués, les trémolos du patron et les rires étouffés des femmes. Rarement dans ma vie j'eus à maudire mon âge avec autant de force.
Penser que l'on irait à la pêche serait mal nous connaître. On fit semblant d'aller vers la plage, puis on coupa par le sous-bois qui nous amena de l'autre côté du grand bâtiment mitoyen au bistrot, où l'on entra pour se faufiler au dernier étage. Un peu de voltige, et nous voilà sur le toit, au-dessus de la cuisine, émoustillés comme des pucerons. Wolf, plus doué que moi dans ce genre de manipulations, sortit un canif et l'on eut vite fait d'ouvrir le sas.
«…d'aucuns ont des attirances sexuelles pour les demoiselles de là-bas,, entendit-on la voix posée de l'oncle Guillaume. Leur discours est simple: peu importe les dangers et les forces malfaisantes, si l'on s'aime, tout est rose, la vie est pleine de cœurs en guirlandes. Combien de godelureaux se sont fait attraper par leur, pardonnez-moi, parce qu'ils n'avaient pas vu au-delà des apparences séduisantes. À tous les jeunes gens ici présents (on devina qu'oncle Guillaume regardait le docteur Soubise), je voudrais dire ceci: évitez de copuler avec les créatures de là-bas, car bien des désenchantements vous y guettent.
À ce propos, je vais vous raconter l'histoire qui est arrivée à mon ami G, grand amateur de la chose, connaisseur s'il en est de tous ces tours de passe-passe que l'on nomme "positions", adepte de tourisme tagada dans les pays les plus sordides. À moins que vos oreilles ne soient pas faites pour ce genre de récit corsé.»
On entendit de nombreuses protestations et un brouhaha joyeux envahit le bistrot.
«Je vous préviens sérieusement, et ne venez pas vous plaindre après, insista oncle Guillaume.
– Allez onc' Guillaume, on n'est pas des gamines, vas-y, déniaise-nous.
– Bon, d'accord, capitula-t-il de bonne grâce. Mon ami G fréquente un port mal famé, sur le continent, pas très loin de chez nous, un port où se pratiquent toutes sortes de déviations avec des filles incroyables venues spécialement des coins paumés du monde, Hao Bin, Dniepropetrovsk, Samarkand, voyez, ce genre de destinations où même une lettre met trois semaines pour arriver. Il y a pris ses habitudes, noué des relations. Un jour il a vent d'un arrivage extraordinaire, une perle d'une grande beauté, une fille de là-bas, G est tout excité, vous pensez bien, il n'a jamais fait avec ce genre de fille, dans nos contrées c'est une marchandise rare, à moins d'aller directement s'approvisionner au pays, mais c'est tout une expédition, qui n'est pas sans risque, comme vous le savez. Toutes sortes de bruits circulent, la belle serait un mélange de Cléo de Mérode, de Mata Hari et de princesse Leia. Elle ferait de ces choses… De nombreux amateurs se rassemblent au port, les prix grimpent. G est bien introduit dans le milieu, il y jouit d'une réputation d'homme sage, bon payeur et gentil avec les filles, il a une sorte de bonus, on le met parmi les premiers sur la liste, à condition bien sûr qu'iî ait de quoi assurer, au propre comme au figuré.
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