Philippe Jaenada - Néfertiti dans un champ de canne à sucre
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Je la connais à peine, mais je sais, je devine à son regard de fillette qu'on fait poser en robe du dimanche que même si elle paraît se prêter de bonne grâce à leur jeu, même si elle sourit, elle les hait. Tous. Elle se sent avec eux au fond d'un marécage, entraînée dans la vase, elle ne se débat pas et pour cela elle se déteste, elle aussi. Elle est trop fine et sensible pour ne pas se rendre compte que ces braves messieurs aux mines réjouies se servent d'elle comme d'une photo de magazine de cul sur laquelle on se branle en prenant bien soin de répandre son foutre sur la gueule de la salope. Ces braves messieurs ordinaires, Dans son cœur, elle doit haïr tous les hommes de la terre.
Elle ramasse une à une toutes ces images d'elle, calme mais honteuse, et les range sous une pile de lettres, de factures et de dessins.
J'ai envie d'ôter le casque de tous ces pompiers et de leur broyer la tête (pourtant j'aime bien les pompiers), d'aller réduire ces deux aviateurs en poudre (pourtant j'aime bien les aviateurs), d'extraire avec mes doigts les yeux du photographe de leurs orbites, d'arracher de mes mains les viscères de ce poilu qui n'est pas le genre d'homme à qui l'on fait ci ou ça – bien entendu, le photographe et le maître poilu ne font qu'un: Bruno. C'est une envie littéralement irrépressible, que pourtant je n'assouvirai jamais. Il n'en faudrait pas beaucoup plus pour me rendre fou.
Olive est nue, le dos vers moi, penchée au-dessus d'une valise dans laquelle elle fouille. Je vois son cul et sa chatte.
Disséminés dans la pièce, je remarque encore des cahiers, des chemises pleines de papiers, des enveloppes qui lui sont adressées, des feuilles volantes sur lesquelles je reconnais parfois son écriture, et une multitude d'objets divers qu'elle a dû ramasser partout où elle est allée, dont certains sont cassés et dont beaucoup paraissent ne servir à rien: de vieux verres, des bougeoirs, des cendriers, des boîtes d'allumettes vides, des coffrets à bijoux (le plus gros est ouvert, bourré de colliers, de bracelets, de bagues, de boucles d'oreilles et de broches), des assiettes et des tasses ébréchées, des fragments de statuettes, un siège rouge pour installer un enfant sur le porte-bagage d'un vélo, une chaise à trois pieds, une théière sans anse, plusieurs lampes sans ampoule, des bouteilles anciennes, un boa jaune, des plumes et des encriers, une vieille poupée qui ressemble à une pute, des coupures de journaux, un petit godemiché blanc.
Elle a choisi une robe blanche en soie ou en satin (je suis nul), longue et si simple qu'on dirait un déshabillé. Elle l'enfile sans rien mettre en dessous, se glisse dans des chaussures vernies violettes à talons aiguilles et se retourne vers moi.
– Ce n'est pas trop transparent?
– Euh… Un peu. On devine ta chatte, disons. Et on devine assez bien tes seins, oui. Tourne-toi, pour voir. Bon, on devine aussi tes fesses. Il faut vraiment avoir la tête ailleurs pour ne pas deviner.
– Ah. Mais si je mets une culotte là-dessous, ça va
être laid. Allez, je m'en fous. Je n'ai rien à cacher, de
toute façon.
En me levant pour aller aux toilettes, je m'approche de la fenêtre. Elle donne sur la cour, petite et sombre. On se sent au-dessus d'un puits profond. Deux des carreaux sont cassés. Olive m'explique que c'est le résultat de ses crises de furie nerveuse. La première fois, elle a donné un coup de poing et s'est ouvert la main. La deuxième fois, elle a frappé avec le pied d'une lampe de chevet. Maintenant, pour épargner les quatre carreaux restants et éviter de se trancher les veines, elle tape dans les murs. Avec la tête, aussi.
Je m'approche de la salle de bains avec une certaine appréhension. Vu l'état de la pièce principale, je me demande si je vais réussir à ouvrir la porte, ou à repérer la cuvette.
J'entre, c'est remarquablement propre. Tout est blanc et brillant, on se voit dans le carrelage du sol, on pourrait boire l'eau des chiottes, pas une trace de savon, de calcaire ou de crasse ne macule la baignoire et le lavabo, pas un flacon ne traîne. Quand Olive nettoie, c'est avec une frénésie maladive. (Le lendemain de notre arrivée à Veules-les-Roses, elle décide de laver la salle de bains – qui n'est pas bien grande – car elle ne supporte pas la saleté (elle ne marche jamais pieds nus à l'intérieur d'une maison, nulle part, même sur un sol propre: le matin, elle enfile et lace ses chaussures en descendant du lit).
– D'accord, je dis, je sors acheter du pain, pendant ce temps.
Elle reste exactement deux heures quarante dans cette pièce de six mètres carrés. Inquiet, je vais de temps en temps voir ce qu'elle fait. Je la trouve toujours à peu près dans la même position, penchée au-dessus de la baignoire ou à genoux par terre. Elle frotte, elle astique, elle décape, elle refrotte et rastique. Je ne comprends pas ce qui se passe, comme si je la trouvais en train de repeindre soigneusement un mur au pinceau, sans peinture. Par curiosité, je l'observe à son insu pendant une vingtaine de minutes. Elle me tourne le dos. Elle nettoie chaque centimètre carré du lavabo, puis le rince comme si le Monsieur Propre était un poison mortel, le nettoie encore, le rince encore – en tout, elle répète cette double opération quatre fois. Je la regarde hébété passer longuement l'éponge propre sur le robinet plus que propre. Elle termine par trois rinçages successifs, avant de s'attaquer à la baignoire. Quand je reviens jeter un coup d'œil près d'une heure plus tard, elle nettoie de nouveau le lavabo. J'éprouve une sensation de malaise.)
Je pisse, je tire la chasse, je sors de la salle de bains, je prends Olive par la taille, je retrousse sa longue robe blanche et je la baise en levrette sur le vieux récamier qui menace de s'effondrer à tout instant.
Au moment où nous mettons les pieds sur le trottoir, devant la porte de son immeuble, je me sens mal. Quelqu'un sur qui je n'ai aucun pouvoir déclare et répète dans mon esprit: «À partir de maintenant, je ne veux plus être séparé d'Olive Sohn.»
Mon absence de dent se réveille de mauvaise humeur, c'est douloureux.
Sur le chemin qui nous ramène au Saxo, elle marche très vite, à grandes enjambées échassières. Je n'ose pas lui demander de ralentir mais la suis à grand-peine.
Dans le bar, Olive danse et je bois. Tout le monde semble s'intéresser à nous. Ils portent sur nous un regard curieux, presque admiratif – on dirait qu'ils n'ont jamais vu une femme et un homme ensemble, que notre liaison relève du miracle. Je crois ça aussi.
– C'est le grand amour, me dit Denis.
– Oui. On se marie la semaine prochaine.
Bien entendu, il ne me croit pas. Mais quand Olive arrête de danser et se joint à nous, elle entre dans le jeu avec plaisir.
– Si, dit-elle en souriant, c'est vrai. Samedi prochain…
– … dans le village où elle a passé son enfance, je précise.
Nous prétendons même que nous avons décidé de faire un enfant le plus tôt possible. Au bout de quelques minutes, Denis ne sait plus que penser.
Nous mangeons au Wepler car la plupart des restaurants agréables du quartier ne servent plus à cette heure, puis nous rentrons directement. À quelques mètres de la porte de mon immeuble, les quatre jeunes qui l'ont entendue crier la nuit dernière et l'ont traitée de salope fument un pétard, adossés au mur. Je me demande le plus vite possible si je dois ou non leur rappeler sommairement les règles élémentaires de politesse envers les dames – et notamment envers celles qui sont avec moi, mes petits bonshommes. Ce serait bienvenu de ma part, mais d'un autre côté ces quatre lascars (trois grands et un petit) sont pleins de vie et de confiance en eux. C'est de la dynamite, à cet âge-là. Olive interrompt mes réflexions (à l'instant où je me dis «Trop tard pour continuer à hésiter, on rentre direct, tant pis, on verra une autre fois: je n'aime pas prendre des décisions à la légère») en s'arrêtant devant eux. «T'aimes ça, hein, salope?» n'est certainement pas le genre de phrase qui la laisse indifférente.
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