– La souffrance et la mort ne sont pas respectables, dit soudain Stéphanie, reniflant ses larmes. Me serais-je faite recluse à la porte du Bazacle, tu m'aurais mieux aimée. Aime-moi vivante, imbécile.
Novelli se redressa d'un coup, suffocant, tout bouillonnant de paroles lourdes, enragées, prodigieusement amoureuses. Il voulut crier quelque chose par le regard, agita les mains devant sa figure, empoigna sa compagne aux cheveux, lui baisa violemment la bouche, la repoussa et la contempla, éperdu, le visage pourpre, effrayé, furieux, suppliant. Elle baissa la tête, essuyant ses lèvres mordues. Elle avait dans les yeux une joie de victoire.
Vitalis et frère Bernard se levèrent en disant qu'il leur fallait abreuver les chevaux. Le moine avait l'air émerveillé. Passant derrière Stéphanie, il se pencha sur elle et lissa sa chevelure en murmurant une bénédiction. Elle le regarda s'éloigner, surprise, souriante, puis quitta elle aussi la table avec les cruches vides en demandant à la boiteuse où étaient les tonneaux. Novelli, les mains sous le menton, semblait maintenant absorbé dans un songe matinal. Salomon, content de se retrouver seul avec lui, s'affermit sur son tabouret et dit, chassant à petits coups la poussière de pain autour des timbales:
– T'ai-je parlé de cet alchimiste qui m'instruisit autrefois, à Cordoue? Je crois que oui. Il était aveugle et vivait de menus colportages, d'aumônes. Un jour, comme il mendiait à la porte d'un couvent, il sentit s'approcher un noble qui s'assit près de lui, sur la borne du porche, et lui demanda simplement si sa compagnie ne le dérangeait pas. Mon maître, flairant la bonté qui l'environnait, sut aussitôt que cet homme, qu'il n'avait jamais rencontré, était pourtant un très intime compagnon. Il était conseiller à la cour d'Andalousie, mais avait traversé les mêmes faillites d'âme que lui, les mêmes morts et la même renaissance, c'est pourquoi ils s'étaient l'un l'autre reconnus. Le mendiant n'avait aucun respect pour les gens de pouvoir, et le grand personnage aucune pitié particulière pour les vagabonds, mais ils parlèrent longtemps, convenant ensemble de la folie du monde, de la beauté de la vie, de l'ignorance commune des puissants et des pauvres, de l'amour nécessaire. A la fin, le noble baisa la main de l'aveugle et lui donna l'or qu'il avait. L'aveugle ne lui fit pas l'injure de le remercier, car ils étaient frères, et chacun reprit sa route. En apparence, l'une était poussiéreuse, l'autre dallée de marbre. En réalité, elles étaient semblables, mais ils étaient seuls à le savoir. Que tu sois évêque ne changera rien à ton âme, Novelli. Tu le seras parce qu'il se trouve que c'est ton chemin. Une fois franchie la porte qui s'ouvre devant toi, tu sauras reconnaître tes vrais compagnons, quel que soit leur habit, et tu apprendras qu'ils ne sont guère nombreux. Tu vivras presque seul, sans rien demander. Tu offriras la simplicité et la compassion dont tu seras capable à qui voudra, et tu satisferas les désirs de ton corps, même les moins nobles, avec l'amour qu'il faut en tout. Alors te viendra un savoir inexprimable et si subtil que tu auras peine, au début, à le distinguer de l'illusion, mais n'aie crainte: il se gravera peu à peu dans ton coeur et deviendra aussi ineffaçable que s'il était creusé dans une pierre dure.
Stéphanie revint avec des cruches pleines à ras bord de vin écumant. Elle resta un instant hésitante, curieuse de la rêverie où étaient maintenant les deux hommes, puis à nouveau s'éloigna: l'adolescente la rappelait à grands gestes et chuchotements, désignant l'échelle qui grimpait aux combles.
– Au collège de Rome où j'étais avec Gui de l'Isle, dit Novelli, on parlait de moi comme d'un pape possible. Ces murmures me paraissaient extrêmement vulgaires, ils me faisaient horreur, je ne voulais pas les entendre.
Il eut un soupir de grande lassitude et dit encore, avec un étrange regret:
– Je serai un jour cardinal, tu seras un riche marchand juif, et nous serons amis.
– Je peux bien, si tu veux, me faire catholique.
– Tu te moques.
– Oui, mais point de toi. J'en aurais des avantages.
– Certes, tu ne paierais plus le tribut judaïque, dit Novelli, riant.
Et Salomon, avec une lueur gourmande aux yeux:
– J'aurais accès aux livres des couvents.
Ils jubilèrent ensemble, se servirent à boire et choquèrent haut leurs timbales. Stéphanie leur fit un signe d'au revoir avant de sortir avec la boiteuse. Ils regardèrent, par la lucarne proche, leur belle compagne et la pauvre fille enlacée à sa taille s'éloigner sur le chemin du village, sans doute à la rencontre du père. Des rires et des éclats de voix résonnaient au seuil de l'écurie, séparée de l'auberge par un mur très sommaire et lézardé. Vitalis et frère Bernard, langues, regards et mains agiles, jouaient aux sous avec le ciel. Novelli resta songeur, souriant de temps en temps aux pensées qui lui venaient. Salomon s'en fut s'accouder à l'étroite fenêtre et se mit à contempler, derrière les premières masures du village, la colline bleue de Naurouze au loin, pensant à la saveur d'amour qui leur était venue au pied du chêne double. Il n'en avait jamais goûté d'aussi simple et forte. Sans doute fallait-il être chrétien pour oser s'enivrer d'elle jusqu'à l'extrême débâcle de l'âme, comme l'avait fait Novelli.
Les deux joueurs entrèrent soudain dans la salle en menant un bruyant sabbat de pitres. Frère Bernard Lallemand avait la mine rouge et faraude d'un homme qui n'ose tenir un pari difficile. Il faisait à chaque pas mine de fuir mais avançait, bousculé à grandes bourrades par son compère.
– Ce gros âne veut vous parler, dit Vitalis, amenant le moine devant Novelli, et le retenant par la ceinture.
Frère Bernard se dandina comme une oie grasse, cherchant du regard une aide dans l'auberge déserte, consentit enfin à se tenir planté sur ses deux jambes et à faire face à son maître, prit puissamment son souffle, battit du poing sa paume pour aider les mots à sortir de sa bouche, dit:
– S'il est vrai que chacun doit suivre son chemin, et se tut, incapable d'aller plus avant, poussé au rire par les coups de coude du bateleur dans ses côtes.
– Il veut se faire saltimbanque, monseigneur, avoua Vitalis.
Le moine le repoussa, et, la mine inquiète, se mit aussitôt à plaider avec un empressement cahotant:
– Je suis un homme de foi simple et sûre, Jacques, tu sais cela, dit-il. Que la gueule me brûle si je songe un instant à renier Notre Seigneur Jésus. Mais par malheur j'aime le vin, les jeux, tant de hasard que d'adresse, et plus que les grand-messes, misère, m'émeuvent les parades foraines et les beaux fanfarons. Si je pouvais ne point quitter cet habit et pourtant gagner ma vie à battre les estrades, à chanter les grandes amours qui font pleurer les maraîchères, à jongler et jouer des fables comme Vitalis m'a appris, je serais le plus heureux de tes frères, assurément.
Novelli emplit une timbale, la lui tendit et baissa la tête, tout pensif. Bernard parut surpris, regarda Vitalis et Salomon avec un sourire piteux, n'osa boire, dit encore:
– Je ne voulais pas t'offenser.
– Tu ne m'offenses pas, répondit Jacques, levant les yeux vers lui. J'ai du chagrin que tu me quittes. Tu as veillé sur moi si longtemps.
Il sourit, l'air bienveillant. Bernard en eut de la buée au regard.
– Je reviendrai, dit-il à petite voix.
– Pars d'abord, bel homme, pars, je te bénis.
Une immense joie illumina la figure du moine. Sa timbale en trembla, sa main ruissela de vin.
– C'est toi qui m'as donné envie de grimper au ciel, avec tes grands élans, dit-il. Par le petit chemin de notre chapelle, je me serais endormi, j'ai le jarret trop ferme et le coffre trop large. Jacques, je me sens un désir de liberté à faire voler toutes les portes en fétus de bois.
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