– Pardonne-moi.
La jeune infirme, de retour du puits, franchit le seuil, traînant son seau d'eau, le soleil sur les épaules. Elle tira la porte derrière elle et la pénombre revint. La bourse dénouée glissa de la paume de Novelli, les deniers roulèrent parmi les reliefs du repas, sonnant contre les timbales.
– Ainsi tu ne veux pas être la compagne d'un moine mendiant, dit-il.
Il eut un ricanement amer, tira méchamment sur sa manche pour la défaire du poing de Stéphanie. Elle répondit:
– Tu n'es pas taillé pour les grands chemins, Novelli, tu ne le seras jamais.
Elle tremblait, se retenant à toute force de pleurer. Il tâtonna devant lui comme un aveugle à la recherche de ses deniers, en balbutiant: «Mon Dieu mon Dieu.» La main de Salomon se ferma sur son poignet. Un visage d'ombre se pencha sur son épaule. Il entendit ces paroles, fermement dites:
– Aucune nécessité ne te pousse sur les routes. Seule t'excite la passion de ta gloire intime, de ta beauté secrète. Mais cette gloire, cette beauté que tu veux cultiver ne sont nécessaires ni au monde, ni à l'accomplissement de ton existence, et ce qui n'est pas nécessaire est vain, Novelli. Du vent, comprends-tu?
Jacques hocha la tête pour répondre qu'il comprenait. Stéphanie, s'effrayant de le voir si désespérément hébété, se rapprocha de lui, acharnée, tout à coup, à trouver dans son esprit les paroles les plus justes, les plus fortes possibles pour ranimer cette vie d'homme qui semblait s'éteindre.
– L'amour est aussi précieux que le pain, il ne faut pas le laisser perdre, dit-elle. Je sais bien ce que je dois faire pour qu'il ne se gâte pas: me garder de tes folies et te garder de l'errance, qui finit toujours en carnage, ou en poussière de désert. Je serai servante dans cette auberge où tu pourras venir quand il te plaira. Que m'importe sa misère, j'y ferai de grands ménages, je la garderai propre et accueillante. Ma maison est ici, Novelli, à mi-chemin entre mon frère mort et mon époux vivant, si tu veux bien accepter de l'être.
– Il est trop tard. Ma lettre voyage déjà vers le pape, à l'heure présente. Il m'accordera bientôt la pauvreté que je lui ai demandée, et le bâton de pèlerin que nous devions tenir ensemble. Ne me parle plus si tu as pitié de moi.
– J'ai rendu visite à Gui de l'Isle avant de te rejoindre, dit Salomon, remuant sur son tabouret comme un mal assis.
Novelli lui fit face, la rogne à la bouche. Le juif, qui taquinait des miettes sur la table, l'air faussement contrit, ferma à demi les yeux pour dissimuler une irrépressible lueur d'espièglerie.
– Le légat romain dont t'a parlé l'évêque arrive aujourd'hui à Toulouse, où il passera la nuit prochaine. Ta foutue lettre ne lui sera confiée que demain matin, à l'heure de son départ. Je l'ai lue, elle est magnifique et misérable. Tu as encore le temps d'en gratter l'encre et de m'offrir les parchemins blanchis, qui m'ont paru de belle qualité.
Jacques gueula:
– Je ne ferai rien de semblable, en se détournant comme un offensé, mais il avait l'air d'espérer soudain, de revivre. Il faisait le braillard mais jubilait obscurément.
– Tant pis pour moi, dit Salomon.
– J'ai subi de dures ténèbres, des brisements sinistres, gronda Novelli, à nouveau courbé sur la table, tout gonflé d'une vigueur de bélier. J'ai le sentiment d'avoir traversé la mort, Salomon, la vraie mort. J'ai renoncé à mes pouvoirs et au secours de Dieu, je me suis dépouillé de tout, jusqu'à l'amour nu. Je n'ai plus rien, je ne suis plus rien qu'une tête creuse sur un corps d'épouvantail. Quelle autre route pourrais-je suivre que celles des mendiants, dis-moi?
– Il te reste à franchir un dernier obstacle, Jacques, celui qui te sépare de la paix. Tu peux encore te perdre, car rien n'est gagné, quand tout ne l'est pas. Tu es passé par où ne passe pas le monde. Reviens au monde, fils, ne te laisse pas emporter au large. Nous t'aimons.
– Non, non, dit Jacques, pesamment accoudé, remuant le front entre les épaules. Je n'ai rien appris, rien gagné. Tant de travail, tant de chemin pour rien, Salomon! Je n'ose plus lever la tête, de peur d'entendre de mauvais rires dans le ciel.
Salomon d'Ondes sourit et pencha sa bonne figure à toucher presque la tempe de Novelli, qui contemplait obstinément un fond de vin, les mains croisées sur sa timbale. D'un volet de lucarne que la boiteuse ouvrit près de la porte le soleil leur vint devant, parmi les cruches et les deniers épars sur la table.
– Te souviens-tu, dit le juif, te souviens-tu de Novelli le Jeune quand il revint de son collège romain avec sa science noble? Es-tu cet homme, Jacques?
– Certes non, je ne le suis plus.
– Et de l'Inquisiteur Novelli, qui rendit tant de sentences impitoyables, du haut de sa cathèdre, t'en souviens-tu?
– Oui, je me souviens de lui. Il est mort, mille fois brûlé.
– Et celui qui voulait à toute force me faire agenouiller dans son église, et me poussait à coups de belle langue, de menaces sournoises, est-il encore vivant, dis-moi?
– Celui-là espérait un frère et se cognait aux murs, dit Novelli. Il me plaisait assez, mais il est aussi tombé de moi en me laissant étrangement vivant.
– Ainsi te voilà libre, Jacques, et je suis libre aussi.
– Pour toi, il est vrai que tu peux faire selon ton coeur. Vis, c'est tout ce que je souhaite.
– Ce que je peux, tu le peux aussi désormais. Tu n'as plus à souffrir, mon bon fils. Tu n'as plus à te débattre, tes vieilles prisons se sont défaites en poussière. Tu peux entrer dans Toulouse sur ta mule, assuré de ta bonté, aller à tes affaires, jouer aux dés ou chanter la messe, baptiser, consoler les mourants, goûter les fruits du temps, tous les fruits, grand ouvert, Novelli, comme une maison de vie. Une maison de vie: voilà ce que doit être un homme véritable, et tu le seras bientôt car tu sais aimer, tu connais les âmes. De ce que les jours à venir t'offriront, tu choisiras ce qui est juste, ce qui est bon, sans souci de Dieu ni de toi-même, et tu apprendras à dire, pour ceux qui sauront entendre, des paroles sûres et vraies. Sûres et vraies: tu ne parleras plus pour chasser les effrois, pour tromper les malheureux ou te farcir de gloire, mais pour nourrir ce qui doit l'être et te sentir vivant. Tu ne cacheras plus l'amertume du monde mais tu diras aux gens «Voyez, où vous êtes je suis, aussi mortel que vous, soumis aux mêmes lois et je vais dans les heures qui passent, portant mes souffrances et mes bonheurs, comme vous, mais moi je ne crains rien parce que je n'attends rien, et je suis l'amant de tout regard qui cherche.» L'espoir est inutile autant que l'angoisse des prochains hivers. Les travaux nécessaires useront assez tôt ton corps et ton esprit. Ne t'impose pas ces sortes de fatigues que seul l'orgueil commande, Jacques, tu n'y récolterais que du mauvais vent.
– Je ne pourrai jamais vivre comme tu dis parmi les puissants, les menteurs, les gonflés de tripaille. Ceux-là n'ont pas soif d'amour, Salomon, ils veulent régner, asseoir leur cul sur des têtes basses, rien d'autre. Il faut les fuir, ce sont des diables.
– Non: des enfants, monseigneur. Ils ne sont pas allés où tu es allé, donc ils ne savent pas ce que tu sais, et ce n'est pas parce que leur misère n'est pas visible qu'ils sont indignes de pitié.
– Les saints ne sont chez eux que parmi le bas peuple. Ils ne se mêlent pas aux cours des princes, des prélats, des sénéchaux.
– La sainteté est chose intime, point publique. Cesse de te perdre dans les naïvetés de l'apparence.
– J'en connais qui ont souffert le martyre, nom de Dieu. Ceux-là seuls sont grands et purs, cria Novelli, exaspéré.
– Il est des routes qui vont au feu, d'autres aux cimes, d'autres aux villages. A chacun la sienne. J'ignore ce qu'est la pureté, mais je sais que la folie est de ne pas suivre sa route.
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