– Ne vous préoccupez pas de politique, mère Grazide, lui dit-il. C'est un art trop vulgaire. Vous vous y saliriez.
– La seule idée de respirer le même air que ce Hongre m'empuantit l'haleine, dit sombrement Gui de l'Isle. Non, je ne toucherai pas à la peau de ses pognes, même du bout de mon tisonnier. Beaucoup de juifs sont morts aujourd'hui, Novelli. Certains étaient savants, ils parlaient le vieux grec. Tous payaient à l'Église un tribut conséquent. Ils étaient plus utiles à nos oeuvres que les massacrantes dévotions de ce malandrin, dont tu fais si grand cas. Je veux qu'il s'en aille, puisque je n'ai pas le pouvoir de le faire pendre. Et je ne sortirai de cette chambre que pour aller en procession par les rues, rendre grâces à Dieu de nous avoir débarrassés de lui. Ainsi, peut-être, j'apaiserai les marchands qui restent à la Juiverie, et ils renonceront à quitter la ville.
– Tu manques d'âme, monseigneur Gui, répondit Novelli. Tu couves des rêves, comme une poule au nid, le cou dans ton jabot. Hé, reste donc sur ta couette, j'irai seul à l'ouvrage, puisque le moindre vent t'effraie.
– J'aime la paix, Jacques, la belle et bonne paix dont tu n'as jamais su jouir, foutu diable. Certes, je suis peureux, et tu sais bien que cela m'enrage. Mais regarde mes mains: je m'efforce de les garder propres. Je fais tous les jours rogner mes ongles et reluire mes bagues parce que ces mains sont faites pour bénir, et non pour soumettre les bêtes enragées. D'ailleurs, dresser les chiens est un travail de serviteur.
Il eut un ricanement satisfait, se renfrogna aussitôt et fit mine de s'absorber dans l'étude de ses parchemins.
– Serviteur? J'en suis un, répondit Jacques Novelli avec une hargne frémissante. Serviteur de Notre Seigneur Jésus-Christ et de son Église. Serviteur, monsieur l'évêque. Je ne suis pas noble, moi, pardonnez-m'en. Je n'ai ni serfs, ni vassaux, ni fourrures, ni bajoues.
Gui de l'Isle se dressa, ronflant de colère et remuant l'air de ses vastes manches. Dame Grazide accourut, agita les mains, elle aussi, pour apaiser son maître. Elle n'y parvint pas, et s'empressa de servir le vin.
– L'orgueil te dévore, dit l'évêque. Il te ravage. Il te glace. Regarde-le, Grazide. Qu'y a-t-il derrière ce front? Un fer de flèche. Depuis que je connais ce flandrin, je ne l'ai jamais vu s'acagnarder dans un giron de fille, ni manger de bon appétit, ni même s'asseoir le dos courbe. Il pissait encore dans ses braies qu'il s'exerçait déjà à la raideur des juges. Je te déteste, Novelli.
La vieille servante était accoutumée à ces disputes. Dès que ses hommes étaient ensemble, elle faisait semblant de s'occuper ailleurs, mais son oeil pointu les surveillait de loin, comme le lait sur le feu. Quand leur colère menaçait de déborder, elle poussait entre eux ses rondeurs, son ménage, ses faux radotages, ses rires à contretemps, encombrait délibérément l'air jusqu'à détourner sur sa tête la fureur de l'évêque. Novelli se taisait alors et la regardait, doucement ironique. Elle cherchait parfois refuge dans son regard. Il n'y faisait pas toujours froid. Elle fit, cette fois, comme à l'ordinaire, souilla de vin sa nappe, perdit ses biscuits. Mais Jacques se tint obstinément renfrogné, et cela l'inquiéta. Elle vint à lui avec un air de nourrice.
– Tu es bon, lui dit-elle, je le sais. Il est vrai que cela ne se voit guère: tu es aussi avenant qu'un tranchant de couteau. Mais Gui a moins de coeur que toi. Et pourtant, j'aime tant ce nigaud que je meurs de ses moindres fièvres.
Elle rit, les yeux fruités. Il la prit tendrement aux épaules, un noeud de paroles dans la gorge. Sa face maigre était rouge comme un brasier. Peut-être à cet instant se serait-il abandonné contre la grosse poitrine de dame Grazide si Gui de l'Isle n'avait pas été là, et surtout s'il avait su comment courber la nuque, amollir ses gestes. Devant Dieu, certes, il savait. Mais devant cette vieille femme qui lui offrait son bon regard, il se sentait encombré comme dans une armure. Il eut un grand soupir. Elle caressa ses mains de la joue et les baisa.
– Gui a raison, dit-il. Je n'ai pas appris à jouir des bonheurs du monde. Je n'apprendrai jamais, je le crains. Mes ancêtres ne m'ont donné qu'un esprit besogneux, à peine capable de s'efforcer, rien de plus. Je m'efforce donc de vivre comme je dois, et de servir Dieu aussi bien que je peux. Est-ce là de l'orgueil, dame Grazide?
– Les femmes ne savent pas juger de ces choses, répondit la nourrice. Elles n'ont d'esprit que dans le ventre, où pousse la vie, dans les seins où monte le lait, et parfois dans leur tête, quand pleurent les hommes. Gui m'a dit que tu avais pleuré, l'autre jour, place Saint-Georges. Souviens-t'en, fils. Nos larmes et nos rires sont le meilleur de nous.
Elle parut tout à coup inquiète d'avoir parlé inconsidérément, d'avoir blessé ce jeune homme austère et pourtant vulnérable devenu trop grand pour elle, corps et âme, depuis le temps d'enfance où il disputait à Gui, dans les jardins de Pamiers, une place sur ses genoux. Jacques regarda l'évêque à nouveau rencoigné parmi ses parchemins. Ainsi, cet impudique balourd avait bavardé. Il en fut scandalisé.
L'Inquisiteur Novelli, ce jour-là, avait jugé un hérétique de haute et pâle figure, mais d'une bonté presque sainte, et d'une éloquence si aimante et naïve qu'il s'était senti pris pour cet homme d'une affection désespérée. Il l'avait supplié de renoncer à son hérésie, mais le doux malheureux n'avait pas voulu. Novelli l'avait donc condamné et conduit au bûcher, malgré la grande pitié qui lui poignait le coeur. Ils avaient marché ensemble au supplice, place Saint-Georges, en reniflant leurs larmes et se tenant par l'épaule, comme deux frères, chacun appelant sur l'autre la grâce de son Dieu.
Jacques imagina le gros Gui dans ses fourrures, au soir de ce déchirement, attablé devant ses mangeailles et se pourléchant les doigts entre deux confidences à sa servante. Un feu très sombre lui vint aux yeux. L'évêque s'empêtra dans ce regard, remua malaisément, l'air contrit. Les douleurs obscures de son compère le tourmentaient plus que ses méchancetés.
– Jacques, dit-il, faisons la paix. Demain matin, si Jean le Hongre n'a pas quitté la ville, nous irons le chercher à son campement, nous l'amènerons dans la cathédrale et nous lui parlerons en présence du peuple. Je n'en espère aucun profit, mais ta volonté sera faite. Es-tu content?
Novelli se raidit pour lui répondre, puis brusquement renonça, lui tourna le dos et s'en fut à grands pas. L'évêque le rappela, sans espoir d'être entendu. Dame Grazide trotta derrière lui jusqu'au seuil de la chambre et là, les mains sur la bouche, le laissa s'éloigner dans les longs couloirs du palais en balbutiant des bénédictions. Alors Gui de l'Isle eut peur, soudain, de perdre son seul ami, et pensa que si ce malheur survenait, il serait peut-être lui-même perdu.
Frère Bernard Lallemand, qui attendait Novelli devant la cathédrale, vint à lui quand il le vit paraître sur le perron. Autour de la fontaine et devant l'entrée du cimetière Notre-Dame, sous l'orme au feuillage doré par les derniers feux du jour, quelques groupes de gens traînaient encore en commentant les fureurs de la journée. Des rires, des gronderies maternelles trouaient par éclats l'ombre de la galerie qui ceinturait la place, où les portes des maisons étaient à nouveau ouvertes. Le temps était paisible et les voix sonnaient haut. L'émeute n'avait laissé qu'un vague étonnement dans l'air, quelques ruines de chariots que compissaient les chiens, des bâtons brisés, des haillons dans la poussière.
Frère Bernard dit à son maître que le Hongre s'en était allé avec sa troupe établir son campement au faubourg Saint-Cyprien. Novelli, planté sur les marches de l'imposante demeure épiscopale, le remercia d'un grognement sans cesser de contempler le doux crépuscule avec une sorte de déception rageuse. En vérité, le désordre l'irritait moins que l'insouciance de cette humanité printanière dont les palabres, déjà, se faisaient paresseuses. Il aurait aimé s'aventurer, au bas de ce perron, parmi des gens exaltés, assoiffés de vérités fiévreuses, et prêts à partir en quête d'éblouissements déraisonnables. Pourquoi les passions allumées tout à l'heure n'avaient-elles pas bouleversé la ville? Pourquoi le peuple, sacrédieu, n'allait-il jamais jusqu'au fond de ses tempêtes, et au-delà, bravement, follement, jusqu'à découvrir un autre ciel, une autre vie? Non: il s'en retournait toujours, au soir de ses révoltes, vers l'ennuyeux redoux. Jean le Hongre, au moins, n'était pas de ces fainéants qui laissent s'éteindre les braises. «Peut-être ce fou travaille-t-il secrètement à l'avènement de la grande apocalypse, se dit Novelli. Peut-être sommes-nous, lui et moi, de la même famille. Nous ne tenons au monde que par ses déchirures. Mais lui ne croit pas en l'amour de Dieu.»
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