Quand le bonhomme eut fini de parler, son visage rond avait retrouvé sa chaleur rougeaude mais ses yeux larmoyaient, et son énorme carcasse était encore secouée par des vagues de sanglots. Le cardinal Novelli lui demanda benoîtement s'il voulait de la tisane. Frère Bernard Lallemand eut un grognement de refus très humble et tomba à genoux au pied du lit pour baiser la main qui le bénissait. Novelli le Vieux se laissa faire mais tourna la tête de l'autre côté. La puanteur du moine lui barbouillait le coeur. Il dit à son neveu:
– Donne-lui du sucre, et qu'il s'en aille.
Jacques Novelli demanda à frère Bernard de retourner en ville et de lui rapporter des nouvelles aussitôt qu'il pourrait.
– N'aie pas peur, lui dit-il. Les Pastoureaux n'en veulent qu'aux juifs. Les bons catholiques n'ont rien à craindre d'eux.
Il l'accompagna jusqu'au palier en flattant à petits coups sa large encolure. Il oublia de lui donner du sucre.
– Fils, dit le cardinal, soulève un peu mes oreillers et aide-moi à m'asseoir. J'aimerais voir les bateaux sur la Garonne.
Jacques le prit aux aisselles, et comme il étreignait ce corps si maigre et brûlant, si léger et fragile dans le manteau qui l'enveloppait, il éprouva soudain un effroi obscur et une profonde pitié. Les mains osseuses du vieux Novelli le saisirent nerveusement aux épaules. Un bref instant, il pensa qu'il ne pourrait jamais plus se défaire de cet agrippement de mourant. Lui vint alors le désir furieux de serrer son oncle contre sa poitrine jusqu'à entendre craquer ses os, en pleurant d'amour affolé. Sa bouche effleura le front du vieillard, sans qu'il le veuille. Il le baisa et se défit doucement des serres qui le tenaient encore. Il dit:
– Êtes-vous bien ainsi, oncle Novelli?
– La fenêtre est trop haute, le ciel me tient, gémit le vieil homme. Reste près de moi, Jacques.
Dehors régnait maintenant un silence de grand abandon. On n'entendait plus, sous le bon soleil, que les grincements des moulins désertés. Les gens avaient couru à l'émeute dans les ruelles dévastées où Jean le Hongre, sanglant et bourbeux sur son cheval, devait fendre superbement la foule échauffée, portant haut sa tête dans les cris de haine et de bénédiction, poings et bâtons brandis à hauteur de ses rênes.
Il traînait après lui depuis la Normandie sa troupe d'étranges croisés, fous braves et guenilleux auréolés de lumière visionnaire, convaincus que Dieu les avait choisis, pauvres bergers, pour libérer la Terre sainte dont ils ne savaient rien, sauf qu'elle était au-delà des mers. Ils s'en étaient donc allés droit au sud, armés de croix et de bannières, de cannes ferrées, de hautes piques et de chansons tempétueuses. Mais leur déraisonnable vaillance s'était bientôt délavée dans les pluies et les vents, usée sur des chemins trop longs. Certains avaient compris, en ces temps de fatigue, que Jérusalem était inaccessible, et que l'unique labeur souhaité par le Dieu qu'ils aimaient était de chercher en eux-mêmes la Cité céleste. Ceux-là avaient abandonné la Croisade. Les autres, poussés par un désespoir enragé, avaient continué de marcher. Alors, pour que sa troupe, l'esprit perdu, ne parte pas en lambeaux, Jean le Hongre lui avait donné en pâture des Infidèles à sa misérable mesure: les juifs. Depuis l'Aquitaine, les Pastoureaux, guidés, croyaient-ils, par la pitié divine, entraient aveuglément, à coups de ferrailles et de poings nus, dans les Juiveries qu'ils trouvaient sur leur route, traînaient au baptême tout ce qui portait figure hébraïque et fendaient le crâne de ceux qui renâclaient. En pays agenais, ils avaient ainsi tué une centaine de ces fils d'Israël coupables d'avoir refusé les sacrements chrétiens. Et voilà qu'à Toulouse ils épouvantaient, en ce matin d'avril, de pareilles gens, avec la joie féroce des assassins de grande foi.
Le vieux Novelli chercha sur le drap la main de son neveu, en s'effrayant à petite voix du désordre des rues. Jacques lui répondit, avec un grand désir de l'apaiser, que ces Pastoureaux étaient infréquentables, certes, mais utiles. Ils poussaient les juifs dans le giron du Christ. Était-ce un mal? Sans doute massacraient-ils trop ardemment. Mais Toulouse était une ville forte, sanguine à l'excès. Une bonne saignée ne pouvait être que salubre. Quand ces gens seraient partis, la piété du peuple se trouverait raffermie, plus vive et craintive. Et puis il y aurait bientôt des maisons vendues à bas prix aux alentours de la synagogue, rue Jouzaigues et rue des Sesquières, où des moines nouveaux pourraient loger.
– Novelli, murmura le vieil homme, pourquoi ne t'abandonnes-tu jamais à la pitié? Tu ne sais pas aimer, fils.
– J'aime Dieu et ma mère l'Église, répondit Jacques avec une raideur frémissante. Et je vous aime, vous qui avez vécu si loin de la pauvreté que je désire.
– Je confesse que j'ai longtemps considéré l'or, et les beaux meubles, et les fresques vives aux murs comme nécessaires à mon bonheur, dit tranquillement le vieil homme. Autant que je l'ai pu, j'ai joui de l'ampleur de mes cathédrales, de la beauté de mes bagues, de mes vêtements, et certes, je fus assez simple pour me plaire aux douceurs et aux flatteries que l'on me prodiguait. Mais je crois que ces sortes de faiblesses d'âme sont bénies, car elles font les gens sans méchanceté. Aujourd'hui, si j'avais un peu plus de vie dans la peau, je ne songerais qu'à porter secours à ces juifs dont le malheur me fait peine. Je ne suis pas aussi intelligent que toi, Novelli.
Jacques eut un sourire de pitié et du bout des doigts essuya une traînée de larme luisante sur la joue du vieillard.
– Je suis votre fils, dit-il.
Le cardinal Arnaud renifla, tendit une main lente et blanche vers son neveu penché sur lui. Un instant, dans la demi-pénombre de la chambre, il y eut entre eux un grand désir d'embrassement. Un éclat d'affection tourmentée illumina le regard noir de Jacques, il eut un bref élan, le coeur empli de paroles tendres, mais il ne sut rien dire. Alors ses gestes tombèrent sur le drap, et il baissa la tête.
– Un jour tu aimeras, dit le vieil homme. Un jour ton crâne se fendra. Des paroles d'amour jailliront de toi comme d'une source, et tu seras sauvé.
– Je ne veux que vous faire honneur en servant la justice selon la loi de l'Église, répondit Novelli le Jeune. Les égarements et les plaisirs du coeur ne sont que sottises obscures. Dieu veuille que je n'y succombe pas.
– Moi, j'y ai succombé. J'ai connu des femmes. Elles m'ont fait souffrir, et pour cela, maintenant, je les bénis autant que pour les joies que j'ai eu d'elles.
– Je sais que vous avez sali votre âme. Tout le monde le sait à Toulouse. Dieu vous pardonne, dit Jacques, à nouveau raide.
Il se sentit rougir et se détourna, honteux de la colère confuse qui montait en lui. Ces débauches devaient rester inavouées pour être pardonnables. Arnaud Novelli saisit son neveu par la manche et s'y tint, comme pour une traversée difficile. Il dit, le regard lointain:
– Écoute, fils. Je me souviens de mon premier jour d'amour dans une chambre aussi simple que celle-ci où je me meurs. Il faisait un soleil semblable. C'était l'après-midi, avant vêpres. Quand mon amie se mit nue devant moi et se coucha sur le lit, j'en fus si bouleversé de contentement que je me pris à dire à Dieu: «Toi qui jusqu'ici m'as tenu dans Ta main, laisse-moi aller maintenant, paix sur Toi, et que chacun suive son propre chemin.» Alors Dieu s'est éloigné de moi. A qui ai-je rendu grâces, à cet instant, pour ma délivrance et mon émerveillement? Peut-être à la femme, peut-être aussi à Celui qui me quittait de si bon coeur. Depuis ce jour, je ne me suis jamais soucié de Le retrouver. J'ai vécu. Cela me fut bien suffisant.
Читать дальше