– Que vous importent mes humeurs? Je crois savoir que vous ne les redoutez pas. Mieux vaut, pourtant, ne point les aiguiser. Parlons de Dieu, s'il vous plaît.
– Parlons de Dieu, maître Novelli. Cherchons ensemble les fruits de sa bonté et le vent, peut-être, tournera.
Il eut un sourire de paix offerte. Novelli baissa les yeux, pensant: «Ce jean-foutre veut me séduire. Il me croit assez sot pour tomber dans sa poche.» A nouveau il regarda Salomon. Cet homme ne ressemblait pas aux paroles du bateleur. Se pouvait-il que Vitalis, tout à l'heure, l'ait entortillé, lui ait menti, par pure malice? Il dit, la voix hésitante et l'air faussement distant:
– Maître Salomon, croyez-vous que je sois vulnérable?
– Vous l'êtes, maître Novelli, malgré vos airs de grand couteau, vous l'êtes, et je vous estime pour cela. Vous me semblez peu raisonnable, et c'est heureux, car la raison est une armure que les choses divines ne peuvent traverser. Vous, je sens bien que le souffle de Dieu vous fouette l'âme. Oui, vous êtes vulnérable, comme je le fus longtemps, et le suis encore, parfois.
Ils restèrent un moment silencieux, Salomon d'Ondes méditant et souriant fugacement des pensées qui lui venaient, et Jacques Novelli l'observant, tête basse, comme un écolier rusé. Il se sentait rétabli dans sa confortable fierté, mais n'avait pas tout à fait désarmé: les regards du juif étaient d'une bienveillance un peu trop moqueuse. Cet homme, en vérité, n'était pas de bonne volonté. Les épreuves de ces derniers jours l'avaient amaigri, usé, mais il portait son usure comme un fardeau de songes infinis, avec la simplicité de ceux qui n'espèrent rien. «Comment faire frémir cette figure, pensa Novelli, cherchant une brèche par où insinuer son feu, comment allumer ces yeux, éveiller dans ce corps le tremblement, la vague sacrée qui pousse vers l'autel un frère nouveau et le fait tomber à genoux, vaincu, en grand abandon confiant, en certitude de vérité?»
Salomon semblait ronronner, enfermé dans sa foi secrète, et savourant paisiblement ses rêveries. Jacques sentit monter en lui une irritation nouvelle et salubre. Il leva haut la tête, assura ses coudes sur la table et engagea la dispute avec une prudente vaillance: l'animal était capable de feintes imprévisibles. Il ne fallait pas l'effaroucher.
– Mon bon ami, je vous ai dit ces jours derniers la vraie doctrine de notre sainte Église. Vous m'avez écouté avec une indulgente attention, mais j'ignore encore les sentiments que vous ont inspiré mes paroles.
Le juif croisa les mains, baissa les yeux, se mit à peser des mots dans son esprit. Il n'avait plus, soudain, cet air de malice qui embarrassait tant Novelli. Il resta longtemps penché, puis se redressa. Ses épaules parurent s'élargir et la lueur de la bougie qui illuminait son front lui vint dans le regard. Il dit:
– En vérité, je n'ai pas entendu vos arguments, car il est entre nous un obstacle qui nous condamne à la séparation. Ma bouche tremble de vous parler ainsi, monseigneur, mais je ne peux me dérober, car si vos paroles ne m'ont pas atteint, l'ardeur et la sincérité que vous avez mis à faire de moi votre frère depuis que nous cherchons ensemble une vérité commune ont profondément touché mon coeur, et m'interdisent maintenant de vous mentir. Ainsi, écoutez maître Novelli, je crois que les doctrines ne pèsent rien. Autre chose commande nos actes et nos pensées, l'âme des mots peut-être. Peut-être Dieu est-il cela: l'âme des mots. S'Il nous conduit les uns vers les autres, ou nous retient, ou nous appelle à Lui, ce n'est point par bruit de phrases, mais par un souffle très léger auquel, pourtant, on ne peut résister. Si donc je dois venir un jour dans votre Église, je n'y serai pas poussé par un enseignement en bonne et claire langue, mais par cette douceur de brise, par ce vent de miracle que l'on sent, parfois, entre deux élans de paroles. Pour l'heure, je vous l'ai dit, nous nous efforçons l'un et l'autre contre un mur qui nous empêche de nous joindre.
– Un mur, maître Salomon? Quel est-il? Désignez-le sans crainte, je l'abattrai, répondit Novelli.
Il était exalté, soudain, joyeux, espérant la victoire proche à peine un malentendu les séparait, alors qu'il redoutait, pour parvenir à l'âme de cet homme, un long chemin de palabres difficiles.
– C'est un écueil de haute taille, monseigneur, croyez-moi. Ne m'obligez pas à parler plus avant, je ne veux pas vous perdre.
– Qui êtes-vous pour vous imaginer capable de me perdre? dit Novelli, riant. Me voici devant vous tel que Dieu m'a voulu: je n'ai ni fortune ni fief. Pourtant, les nobles et les notables de Toulouse me craignent et m'obéissent. Aucun d'eux n'a de pouvoir sur moi. Êtes-vous donc plus puissant que ces gens, monsieur le juif? Allons, vous brandissez des foudres de bouffon.
– Quelques grains de poussière suffisent parfois pour troubler la vue d'un homme et le faire trébucher, dit Salomon.
Il avait l'air anxieux, tout à coup, et pourtant il semblait impatient de s'aventurer.
– Laissons là ces sornettes obscures, lui répondit Novelli. Vous espérez la grâce de Dieu. Elle est en moi, maître Salomon, elle est dans ce coeur, dans cet esprit, dans cette bouche qui vous parle, et je veux qu'elle vous atteigne. Dites-moi donc ce qui vous préoccupe, je dissiperai ces nuées entre nous, et nous serons enfin des compagnons heureux. Parlez donc, je vous promets du beau temps pour bientôt.
– Vous vous engagez bien étourdiment. Si vous faites en sorte que Dieu souffle sur nos visages, vous serez alors aussi désarmé que moi. Nous serons offerts au même vent.
– Cessez de parler par énigmes, maître Salomon, sinon je ne tarderai pas à vous détester, et vous saurez assurément qui peut ici perdre l'autre.
Salomon d'Ondes avança ses mains sur la table, prit celles de Novelli et les serra avec un air de père impuissant à retenir son fils en partance pour une vie de fondrières, de torgnoles, d'auberges borgnes. Il dit:
– Vous me faites peur, monseigneur.
– Voilà un beau mensonge, répondit Novelli, reprenant ses pognes et les fourrant dans ses manches. Je sais de bonne source qu'il n'en est rien.
– Je suis un homme faible qui voudrait échapper à de trop lourdes peines. Vous êtes un chasseur qui guettez un gibier de Juiverie, et vous avez beau remuer la tête derrière la flamme de cette chandelle, comme si vous espériez vous cacher, je vois bien que votre gourmandise est redoutable. Me voilà contraint, maintenant, d'abandonner toute prudence, ce que je n'ai jamais fait depuis le jour lointain où mon père, la paix sur lui, a posé sa main sur ma tête et m'a dit adieu. Ce qui nous sépare, maître Novelli, c'est votre pouvoir. C'est le pouvoir que vous avez de me ramener en prison si je ne viens pas, au bout du compte, manger à votre table cette pitance dont vous me vantez les délices avec tant d'éloquence. Je ne peux goûter vos nourritures sous la menace d'un fouet. Votre pouvoir pervertit nos bontés, les miennes autant que les vôtres. Tant qu'il restera planté entre vous et moi, monseigneur, nous nous échinerons à nous vouloir convives, nous ne serons jamais que combattants, et Dieu se cachera pour pleurer.
– Quoi, voulez-vous donc que je m'engage à vous laisser retourner à la synagogue, si je ne parviens pas à vous conduire à l'église? dit Novelli, scandalisé, effrayé, sottement ricaneur. Hé, vous êtes un rusé, maître Salomon. Vous ne m'écouterez plus, si je fais cela. Vous attendrez que je me lasse.
– Je ne retournerai pas à la synagogue, maître Novelli. J'ignore encore si les événements de ces derniers jours m'ont brisé ou réveillé, mais je crois que le seul chemin qui me soit offert, désormais, est celui des pèlerins perpétuels.
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