Jeanne reste dubitative. Elle s'attend à des complications. Tandis qu'il fait éclabousser la poussière du Haut-Atlas sous les roues de la voiture, elle prend sa main.
«Il viendra», dit-il.
Elle ne répond pas.
A l'hôtel, il branche le portable pour faire le plein d'énergie. Rien. Il ouvre la fenêtre afin de capter des ondes meilleures. Rien. Bis. Rien.
«Le rappel automatique ne fonctionne pas», dit-il à Jeanne.
Elle est sur la terrasse. Elle respire les senteurs d'olivier. Elle a revêtu un pantalon beige et un tee-shirt noir sans manches. Elle est gaie, juvénile et heureuse.
Il vient vers elle, la prend dans ses bras, promène sa main dans ses cheveux, et il lui dit qu'il l'aime, qu'il n'a jamais aimé une femme aussi longtemps.
«J'espère qu'on restera toujours ensemble, murmure-t-il.
– Bien sûr que oui.»
Elle ferme les yeux. Il l'embrasse sur les paupières, très doucement, tandis que sa main se referme sur sa nuque.
Il décroche le combiné de l'hôtel et demande la France.
«Je veux joindre Paris.»
On lui demande le numéro de la chambre.
«Sur la clé.
– Ne quittez pas!»
Il cherche la clé. Introuvable. Il ouvre la porte; pas de numéro. Il reprend le téléphone. On a coupé. Il rappelle le standard:
«Je ne trouve pas le numéro!
– Votre nom.»
Il le donne.
«Restez en ligne.»
Puis:
«On vous rappelle.»
Il raccroche. Il reste une longue minute près de l'appareil. Comme il ne sonne pas, il ouvre sa valise, balance tous ses vêtements sur le lit avant de retrouver le mode d'emploi. Il le feuillette très vite, puis reprend tout à zéro, avec davantage de méthode. On n'indique pas comment joindre l'international.
Il rappelle le standard. On ne répond pas. Il descend au rez-de-chaussée. Cabine. Il y entre. Il décroche. Rien. Il ressort. Un planton lui apprend que la cabine est en panne. D'un geste nonchalant, il en désigne une autre, devant laquelle sept personnes attendent déjà. Il prend son tour. Dix minutes passent. Puis cinq. Puis de nouveau dix. Il demande à l'impatient qui le précède comment obtenir Paris. Il revient dans la chambre. Jeanne n'est plus là. Il s'empare de son portable et compose fébrilement le sésame international. Rien. Bis. Rien. Bis. Bis. Bis. Rien. Une inscription apparaît à l'écran: Pas de réseau. Il réalise alors qu'il a certainement oublié de souscrire un abonnement international.
Il retrouve Jeanne dans les jardins de l'hôtel.
«Demain, je travaille, dit-elle. Je dois donner a les dessins des prototypes de mes bijoux. Avant, je voudrais aller sur la place Djemàa el-Fna.»
Il s'étonne qu'elle n'ait pas songé à appeler ses enfants.
«Pourquoi le ferais-je? Je les ai quittés ce matin seulement. Ils sont chez leur père: il ne peut rien leur arriver.
– Mais s'ils essaient de te joindre?»
Elle l'observe avec ironie.
«Tu crois que tes enfants ont tenté de te téléphoner?
– Bien sûr!
– Bien sûr que non!»
C'est alors qu'il se souvient d'un détail qu'il n'aurait pas dû oublier: ses enfants n'appellent jamais.
«Allons sur la place Djemàa el-Fna», dit-il.
Paris.
Il redoutait le pire, et le pire est arrivé. Rien dans la boîte aux lettres, rien sur le fax. Mais un message sur le répondeur. Il émane de la reum. Quatre mots brefs et tranchants: «Tom restera chez moi.» Et plus loin, quelques soupirs tout gris et tout tristes de l'enfant lui demandant de le rappeler.
Ce 3 juin est un jour noir.
Il s'assied auprès de Jeanne et dit, aussi défait qu'il imagine son garçon:
«Tu avais raison. Il ne viendra pas.»
Le plus terrible, pour le moment, ce n'est pas le revirement maternel, le brusque obscurcissement des paysages lumineux tracés les jours précédents. C'est la tête de Tom. Son désarroi. Son chagrin. Dans sa chambre, frappant et frappant encore sur son punching-ball. Interdit de téléphone. Tout seul avec les peluches et les jeux qu'il devait emporter chez son père.
Sombres images.
Il téléphone. Répondeur. Il laisse un message: «Les enfants, rappelez-moi.» Et passe le reste de la soirée à tourner en rond, rêvant qu'il se rend chez la reum, force la porte, prend son petit bonhomme sous le bras et l'emporte avec lui. Il envisage tous les possibles avec Jeanne, qui le laisse à sa rage, à son désespoir, mais l'encourage à saisir la justice.
Le lendemain, à onze heures quinze, il est devant l'école. Il sonne et se fait ouvrir. Traverse la cour puis grimpe les escaliers jusqu'à la classe de Tom. Il attend. A onze heures trente, il attrape son fils par la main et l'emmène.
«On déjeune tous les deux.»
Ils vont par les rues sans parler ni se regarder.
Tom a seulement dit: «Elle ne veut plus.»
A table, il ajoute:
«Elle a téléphoné au juge. Le juge a dit qu'elle avait ma garde.»
Il confond juges et avocats. Dans son esprit d'enfant, ils sont dotés de la même autorité, que seule celle du père saurait contrebalancer. Et le père, en ces circonstances si particulières, ne peut qu'abandonner cette puissance tutélaire devenue fictive, se soumettre au cadre de la loi, plaider pour une décision révoltante – puisque celui qu'elle vise au premier chef la récuse.
«Je vais appeler ta mère, dit-il.
– Elle ne répondra pas.
– Lui écrire.
– Elle jettera tes lettres.»
L'enfant ajoute:
«Tu dois faire comme elle. Aller chez le juge.»
Il téléphone, cependant. Répondeur. Il écrit. Ses lettres lui reviennent, pas même décachetées. Ainsi jusqu'à la fin de l'année scolaire. Il se heurte à un mur au-delà duquel, pour le moment encore, il ne voit rien.
Les vacances, cette année-là, sont pénibles. Il est séparé de ses garçons, coupé d'eux comme jamais. Jeanne ne compense rien, pas plus que ses enfants. Ils suivent l'agrandissement des déchirures, projetant sur leur propre situation des causes et des effets qui pourraient se produire pour eux-mêmes. Tous attendent. Jeanne ne cesse de l'encourager, de le soutenir. Elle est confiante. Pas lui. Il lui semble mener un assaut sans armes, combattre un adversaire déjà victorieux.
Il écrit de nouveau. Il propose une rencontre. La lettre lui revient. Il téléphone. Répondeur. La fin des vacances approche.
Tom dit:
«Papa, je n'ai pas changé d'avis.»
Il ne répond pas.
Tom insiste:
«Papa, tu dois faire quelque chose pour moi.»
Il s'était fixé un premier terme: la rentrée scolaire. Il attend un mois encore.
Tom dit:
«Papa, je n'ai toujours pas changé d'avis.»
«Il ne reviendra pas sur son choix», confirme Jeanne.
Il attend un mois encore. Il désire laisser à Tom tout le temps de la réflexion. Il veut être persuadé que son choix est nécessaire. Il sait qu'il n'a à peu près aucune chance d'obtenir ce que l'enfant souhaite. Mais il ne peut laisser la demande de son fils sans réponse. Sur ce point, Jeanne et lui sont d'accord: il doit faire en sorte que Tom ne puisse jamais lui reprocher de ne pas l'avoir entendu. La parole de Victor le hante: «Si Tom demande un jour à venir chez toi, prends-le.»
Il envoie une dernière proposition à la reum: discutons. Il argumente: si elle refuse, les enfants seront les premiers exposés à ce qui suivra; évitons-leur cela.
La lettre lui revient, non décachetée. Il lui adresse un double, qu'il fait porter par huissier: il veut épuiser toutes les voies pacifiques. Elle lit. Mais ne répond pas.
Alors il sonne la charge.
Palais de justice, troisième.
La juge les convoque quelques mois plus tard. Quand il pénètre dans la salle d'attente, la partie adverse est déjà là. Ainsi que son avocate. Elle l'entraîne dans le couloir et dit:
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