Dévalant l'escalier du métro, j'éprouve un pincement d'angoisse en songeant au poids qui vient de me tomber dessus: une femme. Mais je jubile à nouveau en franchissant frauduleusement le portillon automatique, collé au cul d'Estelle, titulaire d'une carte Orange. Aussitôt, je suis arrêté par une bande de contrôleurs qui m'infligent une amende de trois cent dix francs. Cachés derrière les portillons, ils se déplacent en patrouilles de six par peur des voyous. S'avisant que je n'étais pas dangereux ils m'ont sauté dessus tous ensemble, vêtus du même uniforme marron et de la même casquette, satisfaits de tenir une proie facile, normale, bien habillée, en couple. J'ai presque envie de les féliciter, tandis qu'Estelle négocie, énonçant des arguments absurdes pour m'épargner cette amende: «Il est au chômage»; «Il fait de la dépression»; «Obéiriez-vous aux ordres, si on vous demandait de garder un camp de concentration?» Elle s'épuise et je préfère sortir l'argent de ma poche, signer ce qu'on me demande puis saluer les inspecteurs avant de rejoindre les voies en compagnie de ma fiancée.
L'itinéraire est long, mais j'apprécie les odeurs de la foule compacte. Le trajet en auto se révèle plus éprouvant, d'abord à cause des embouteillages, puis de cette banlieue où l'on s'égare continuellement, bien que nos hôtes demeurent, comme d'habitude, «juste à côté de Paris. Vous verrez, on y est en dix minutes!». Estelle est au volant (c'est ainsi: je rédige un journal pour les taxis mais je n'ai pas mon permis de conduire). Sous la lumière sinistre des éclairages publics se succèdent les lotissements lugubres, les parcs grillagés, les terrains vagues, les centres commerciaux. Nous nous perdons dans des impasses, faisons demi-tour jusqu'à la frontière d'une cité sensible. J'apprends à aimer cette lenteur du temps, cette recherche d'un but de plus en plus improbable. Des sièges d'entreprises minables s'alignent le long des routes, tous bâtis comme des hangars, dans les mêmes matériaux préfabriqués. Ni architecture, ni esprit, ni douceur de vivre; seulement le décor minimal d'une humanité mécanique se déplaçant au moyen de véhicules automobiles, sous lesquels couvent des désirs, des détresses ou des bonheurs fugaces comme le mien, aujourd'hui.
Je ne sais que dire à Estelle, mais cela n'a guère d'importance car elle parle sans interruption, réfléchit à la possibilité d'habiter chez moi (ou moi chez elle), de passer les vacances en ma compagnie. Il n'est pas encore question d'union civile. Mais pourquoi pas un petit concubinage et la perspective d'un enfant? Avec moi, ce serait plutôt une fille! Estelle éclate de rire.
– Je plaisante! Si tu savais comme je m'en fiche. D'ailleurs, je suis trop vieille!
Comme la voiture reste bloquée dans un ralentissement sur la bretelle d'accès au supermarché Mutant, elle tourne les yeux vers moi et affirme tendrement:
– L'important, c'est toi…
Saisi par le même désir d'harmonie qui m'a envahi tout à l'heure, à propos de la Kronenbourg, je me tourne alors dans sa direction et prononce à mon tour:
– L'important, c'est toi…
Elle m'embrasse dans le cou, puis aborde la question professionnelle. Estelle me voit comme un journaliste talentueux, trop intelligent pour m'enfermer dans la routine de Taxi Star. A ses yeux, je devrais entrer dans l'équipe dirigeante du groupe ou fonder ma propre boîte. Je me réjouis d'entendre ces paroles flatteuses – tout en sachant que je n'ai plus le courage d'entamer les combats qui président à une ascension sociale. Pour gagner de l'argent, je préférerais tenter de nouveau ma chance au cinéma; trouver les fonds nécessaires pour ce long-métrage de moi sur moi.
Comme j'exprime cette idée en quelques mots, Estelle se tait. Renfrognée, elle appuie sur l'accélérateur et progresse de plusieurs kilomètres dans une direction inutile avant de revenir au même sens giratoire qui se trouve, en fait, juste à côté de la maison de ses amis. Enfin, la Citroën Picasso entre dans un lotissement cossu dont l'architecture néo-campagnarde et les grandes pelouses signalent que logent ici des cadres supérieurs.
Par leur façon de vivre, les amis d'Estelle voudraient incarner une sorte de bohème moderne. Elle m'a prévenu et j'en ai bientôt la confirmation. Le mari apparaît sur le pas de la porte, éclairé par un faux bec de gaz orange. La quarantaine, pantalon écossais et veste de golf, il nous indique où garer la voiture, tout en nous rassurant sur l'éprouvant trajet que nous venons d'accomplir:
– Vous voyez que ce n'est pas loin, la banlieue, hein? Sauf qu'ici nous sommes presque à la campagne, la nature, les petits oiseaux!
Une ligne à haute tension surplombe ce village sans vie, enclavé entre deux routes dont on perçoit le bourdonnement continu. Estelle affirme que je suis une sorte de directeur au sein de mon groupe de presse. Les yeux de Paul s'illuminent et il dit:
– Super!
Estelle ajoute qu'en plus je suis un rêveur, un artiste. Les yeux de Paul s'écarquillent davantage derrière ses lunettes:
– Ça me fait vraiment plaisir. Tu sais, nous aussi, on est un peu bohème! On se tutoie?
Tandis qu'il prononce ces mots, j'étudie son visage arrondi par les déjeuners et sa chevelure passablement dégarnie; une étape intermédiaire entre l'étudiant blondinet et le cadre supérieur chauve. Mais cet écoulement du temps me semble soudain réjouissant, comme une loi universelle qui nous dépasse.
Paul nous précède dans l'entrée de son pavillon bohème ornée de gravures qui représentent des costumes traditionnels bretons. Dans le salon bohème, un canapé fait face au téléviseur, sous plusieurs reproductions d'affiches encadrées: des films comiques où l'on reconnaît Fernandel et Raimu. L'épouse bohème sort de la cuisine où mijote un plat qui sent l'ail et la tomate. Blonde, encore jolie mais déjà grosse, Laure exerce la profession d'assistante-manager dans une entreprise de consulting. Comme Estelle, elle adore l'opéra et les deux femmes se demandent si nous n'allons pas nous rendre, tous les quatre, au prochain festival d'Aix-en-Provence. Cependant, le mari m'entraîne au fond du jardin pour contempler la rivière: un petit cours d'eau noire et puante qui sépare le lotissement du centre commercial Mutant.
En temps normal, je chercherais par tous les moyens à m'enfuir. Ce soir, rien n'altère ma bonne humeur, pas même l'intrusion d'une adolescente anorexique de treize ans et demi qui, sans rien dire, va s'enfermer dans sa chambre où elle lance à tue-tête un disque de punk rock. Pas davantage l'arrivée des autres invités, Margaret et Teddy. Ce dernier dirige la régie publicitaire d'une nouvelle chaîne sportive et apparaît comme le héros de la soirée. Habillé en jeans et chemise noire, toujours un cigare à la bouche, on sent qu'il fait une concession à sa femme en venant à ce dîner.
Persuadée que j'ai une chance à saisir, Estelle s'évertue à me mettre en valeur, mais Teddy me regarde à peine et je n'accomplis aucun effort pour attirer son attention. Je m'ennuie agréablement, fixant mon ouïe sur les expressions qui passent d'une rive à l'autre de la table. Dans cette pêche miraculeuse, quelques mots reviennent pour garnir mon épuisette: «niveau», «marge», «marché», «crédit», «bohème»… À partir du dessert, j'ai envie de dormir, mais je lutte pour faire honneur à ma fiancée qui, sous la table, a pris ma main dans la sienne. Elle me protège etje m'assoupis. L'homme qui doutait vient de mourir. Parce qu'il n'avait su ni comprendre ni estimer à sa juste, valeur la beauté concrète du monde réel. Guidé par Estelle, je me sens comme un adolescent qui découvre la vie, une seconde fois.
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