Je n'osais me révéler amoureux, sentant bien qu'elle me voyait comme un gamin. Ses émois allaient vers des sujets plus âgés et plus délinquants, élèves des grandes classes du collège. Pourtant, comme je lui récitais quelques vers d'Apollinaire, elle me regarda avec intérêt et parla de Paris, des surréalistes, de Saint-Germain-des-Prés. Notre promenade s'attarda un instant sur la plage puis devant l'immeuble où vivait Camille. Au cours des semaines suivantes, je pris l'habitude de grimper chez elle. Dans sa chambre, les refrains amoureux de Léo Ferré instillaient un romantisme Quartier latin. Accrochée au mur, une photo en noir et blanc de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir au café de Flore semblait nous inviter à les rejoindre.
Camille vivait chez sa mère, divorcée. L'appartement servait de quartier général à une bande d'amis qui militaient dans des groupes gauchistes. Le favori de Camille – un Parisien en pension au Havre après une série de renvois – nous racontait que, là-bas, le rock, la liberté, la poésie, le sexe, la politique, la drogue s'écoulaient à foison. Et nous l'écoutions comme si, à Paris, se jouait toujours la «grande» histoire. Le samedi après-midi, nous allions au cinéma, puis dans un bistrot du centre-ville où je découvrais le plaisir d'entrer dans un monde prohibé. Les cheveux longs dégageaient des senteurs de patchouli. De la pop américaine bourdonnait sur les enceintes. Le vieux patron efféminé savait donner aux nouveaux venus l'impression d'être des habitués. Des lycéens lisaient Antonin Artaud.
Camille parlait sans cesse de «fascisme», de «révolution», de «lutte à mort», du jour où il faudrait «choisir son camp». J'avais moi-même la conviction d'appartenir au camp du progrès, de la liberté, de la justice – mais je comprenais mal la nécessité de tuer autant de personnes et ne me sentais pas tellement pressé de dresser des barricades. Elle m'insultait, me traitait de petit-bourgeois, me montrait en exemple Bakounine et les enragés. Je rêvais d'une anarchie plus légère. Le lendemain, nous parlions à nouveau de poésie et elle m'offrait un livre d'André Breton. Notre liaison ressemblait à un flirt. Camille voulait bien me considérer comme son jeune prétendant; mais je voyais nettement que d'autres la mettaient dans des états de transe ou d'épuisement au-dessus de mes capacités.
Au cours des vacances de Pâques, comme elle séjournait chez son amant parisien, elle m'invita à la rejoindre pour une journée dans la capitale. Le Havre n'était qu'à deux heures de train. En fin de matinée, j'arrivai gare Saint-Lazare. De grands cinémas pornos se dressaient en bas de la rue d'Amsterdam, surplombant les brasseries et les hôtels du début du siècle. Je m'enfonçai dans la foule des employés de bureau, des artisans et des commerçants, heureux de débarquer dans ce Paris aux murs tout noirs.
Nous avions rendez-vous sur les marches de l'Opéra. Camille m'entraîna sur les boulevards qui commençaient à fleurir. Elle semblait détendue, heureuse, en prenant ma main dans la sienne. L'après-midi, après avoir flâné chez les bouquinistes, nous nous sommes assis à une terrasse de café. Côte à côte comme Sartre et Beauvoir, nous avions posé sur la table un exemplaire du Monde libertaire et j'éprouvais une émotion printanière. En fin de journée, elle me raccompagna gare Saint-Lazare. Deux cents kilomètres durant, je collai tristement le visage contre la vitre. La vallée de la Seine défilait sous mes yeux, glissant entre les arbres vers son embouchure. Laissant Camille aux bras d'un autre, je rentrais au Havre, loin du centre du monde qui m'attendait. Je vis apparaître les premières fumées de la zone industrielle, les brumes du port, les cheminées de la centrale thermique, le gris infini des blocs de béton, cette ville larguée devant la mer, où il fallait s'inventer une sorte de poésie.
*
L'occasion de retourner à Paris se présenta sous l'aspect d'un faire-part. Une cousine se mariait à la Pentecôte et comptait bien sur ma présence. Patron d'un énorme cabinet d'architecture, son père possédait une propriété près du parc de Saint-Cloud, Je ne connaissais guère mon oncle, mais sa femme nous rendait parfois visite au Havre. Passionnée d'art, elle avait apprécié les décorations végétales de ma chambre, au grand étonnement de mes parents.
Je cultivais alors un accoutrement négligent, fait de vêtements amples et multicolores, de cheveux emmêlés et de chaussures trouées. Une heure avant le départ pour Paris, un conflit éclata avec ma mère qui m'opposa sa conception bourgeoise du mariage et de la tenue qu'on porte en la circonstance. Me voyant partir comme un jeune baba cool, sac de toile en bandoulière, elle poussa un cri. Il fallut négocier puis affronter mon père qui crut bon de manifester son autorité. Reprenant le vocabulaire de Camille, je recourus aux qualificatifs de «fasciste» et «petit-bourgeois», auxquels répondirent ceux de «petit con» et de «morveux». Se sentant coupable, ma mère interrompit un début de bagarre et l'affrontement se solda par une demi-victoire: j'avais imposé la plupart de mes vêtements, à l'exception des chaussures trouées, remplacées par des mocassins empruntés à mon père.
Cette mince concession pesa lourdement sur le voyage. Non seulement, je trouvais ces chaussures tout juste dignes d'un élève de section commerciale, mais elles juraient foncièrement sur l'esthétique du reste. La paire de provinciaux souliers du dimanche, enfilés exprès pour la cérémonie, contrastait ridiculement avec les cheveux longs, la chemise arc-en-ciel et le pantalon de toile. Comment cacher ces pieds – moi qui m'étais promis de briller chez mes cousins comme un futur Parisien?
La propriété se dressait sur une avenue pour millionnaires. Une grille, au fond du jardin, permettait d'accéder directement aux futaies du parc de Saint-Cloud. C'était une maison cubiste, un rectangle de pierre et de verre posé sur la verdure, un peu comme la « maison sur la cascade» de l'architecte américain Frank Lloyd Wright. Ouvert sur le parc, le grand salon était orné de tapisseries et de toiles abstraites. Des oiseaux exotiques traversaient la pièce d'une volière à l'autre. J'arrivai en début d'après-midi, empêtré dans mes chaussures. Sans y prêter attention, ma tante m'embrassa puis m'envoya vers ses enfants – garçons et filles de vingt à trente ans qui traînaient dans les canapés, dans les cuisines, dans le jardin et semblaient enchantés d'accueillir leur cousin du Havre.
Dans cette famille fortunée régnait une certaine béatitude. Empreints d'un sourire permanent, les visages indiquaient qu'il n'y avait aucun problème. Non seulement ils me posaient des questions, mais ils paraissaient même s'intéresser aux réponses – ce qui achevait de me mettre à l'aise. On se prenait par l'épaule, on partait discuter au fond du jardin, comme si l'on se côtoyait depuis l'enfance. Ils s'émerveillaient de mes activités en buvant du Champagne, et l'on aurait dit que l'essentiel de la vie se concentrait dans certaines questions de lecture ou de musique. Tout était si confortable, si généreux, qu'au bout d'un moment j'avais l'impression d'être chez moi.
Une de mes cousines, grande hippie chic à longue chevelure, s'exprimait toujours avec un surcroît de vitalité joyeuse, à la façon des Américaines Elle m'entraînait partout, me présentait à ses copains. Aux yeux de tous, j'étais «un cousin superdoué qui va commencer ses études de cinéma». Sur le piano à queue traînaient quelques partitions d'Erik Satie et elle me proposa d'essayer. M'asseyant au clavier, je posai les premiers accords d'une Gnossienne très facile à bien jouer. Soudain, convergeant des extrémités de la pièce, les convives vinrent s'agglutiner avec des sourires enchantés. Ils m'écoutaient. Je terminai le morceau dans un silence parfait, puis un déluge d'applaudissements, des exclamations: «Fantastique! Super!» Adopté, je voyais arriver d'autres coupes de Champagne et des cigarettes, tandis que des bras m'entraînaient vers le jardin où l'on voulait tout savoir sur mes projets.
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