Qui déplaît à Philippe Sollers ou à Josyane Savigneau, quelle que soit la qualité de son œuvre, n'aura pas les honneurs du Monde des livres. À part cela, Le Monde des livres défend à peu près n'importe qui, et distribue généreusement les lauriers, comme la plupart des périodiques littéraires français, à de rares exceptions près. C'est moins risqué et cela peut engendrer, en retour, quelques bénéfices. L'expérience est devenue banale qui consiste à acheter un roman après la lecture d'un dithyrambe du Monde des livres, et à tomber sur un accablant ramassis de platitudes. Josyane Savigneau, sans sourciller, consacre plusieurs articles à l'éloge de la prose normalienne de Mazarine Pingeot, comme dans n'importe quelle république bananière le journaliste aux ordres s'évertue à démontrer le génie du fils ou de la fille du non moins génial potentat. Et, bien entendu, l'argument est toujours le même, selon un renversement pervers du sens digne du Meilleur des mondes: Mazarine Pingeot est une victime. Victime de sa célébrité. Il importe de la réhabiliter.
Lorsque Le Monde des livres sort du silence dont il entoure les malpensants et se décide à attaquer un écrivain, c'est toujours sans le moindre risque. En général, on s'acharnera courageusement sur des écrivains peu connus ou relativement étrangers au petit monde de l'édition. On ne risque guère de mauvais coups à démolir un roman de Belinda Cannone. Lorsque par hasard la victime est plus connue, elle est marginalisée d'une autre manière. Angelo Rinaldi est l'un des rares critiques-romanciers à avoir eu le courage de dire franchement ce qu'il pensait de la médiocrité de nombreux écrivains contemporains. Josyane Savigneau attaquera donc un homme qui, de toutes façons, s'est suffisamment fait d'ennemis pour qu'on n'ait rien à craindre à lui balancer un coup de pied en passant. Barricadés dans leur inexpugnable position, ces gens qui accaparent la parole et ont le pouvoir d'étouffer la voix de qui bon leur semble montrent une lâcheté à toute épreuve.
En revanche, dès qu'il s'agit du Grand Libérateur Sollers, aucun encens n'est trop précieux, aucune flagornerie n'est assez appuyée. Les hommages se succèdent dans l'organe officiel du Parti. Josyane Savigneau se prosterne régulièrement. L'infatigable militante transmet au peuple cuturel les intuitions géniales du Grand Libérateur. Les autres membres du Comité central se bousculent pour monter à la tribune. Le difficile record de l'adoration servile a été dépassé au printemps dernier par Viviane Forrester, la fameuse révolutionnaire du faubourg Saint-Germain. Le texte de sa contribution théorique à la libération des peuples par la pensée de Sollers donne une idée assez exacte de la rigueur et de l'honnêteté intellectuelle dont font preuve les membres du Parti.
Le 6 avril 2001, donc, dans Le Monde des livres, organe célèbre pour son indépendance et son sérieux, Viviane Forrester consacre une pleine page au dernier livre de Philippe Sollers, «éditorialiste associé au Monde ». Pour faire bonne mesure, un autre article présente la biographie de Philippe Sollers rédigée par Gérard de Cortanze. Éloge de l'infini se compose en grande partie d'articles publiés dans le même Monde des livres.
La grande intellectuelle qu'est Viviane Forrester démontre une nouvelle fois l'infaillibilité de Sollers, infatigable lutteur de la liberté. Les qualificatifs sont impuissants à donner une idée de l'œuvre et du grand homme. Ils font songer au style inventif et subtil d'un garde rouge: «quelle luminosité», «fête de l'intelligence», «il danse, ironise, il émeut», «cadeau!» «pouvoir de Sollers, sans cesse dressé contre les forces sournoises», «chorégraphie savante», «combattant majeur» (combattant majeur au même titre que Baudelaire, Artaud, Mallarmé, Rimbaud). Les citations de paroles du Combattant Majeur, il est vrai, telles que les reproduit pieusement Viviane Forrester, donnent une idée de l'altitude inouïe de sa pensée, habile à livrer l'essentiel de la pensée des autres combattants de la liberté, tous précurseurs de Sollers: le Commandante Pascal, «composant et décomposant l'aventure humaine» (c'est si vrai), le Grand Timonier Augustin, «éveillant une sensation de fraîcheur et d'urgence» (c'est tellement profond). La somme révolutionnaire de Proust? «une offensive, une fatigue, une règle, une église, un régime, un obstacle, une amitié, un enfant, un monde» (c'est si original). Celle de Joyce? «un immense message de triomphe» (c'est tellement nouveau). La peinture selon Sollers? Elle «n'arrête pas d'avoir lieu» (incroyable); c'est un «acte du corps» (inouï). Le peuple ainsi libéré, rafraîchi et éclairé peut également se recueillir devant la photographie du Combattant Majeur contemplant en toute simplicité un Cézanne.
Le message théorique est ardu, mais bouleversant. Sollers a dit: Rimbaud est bon. Sollers a dit: Van Gogh est bon. Lautréamont est bon. Cézanne est bon. Ils furent des dissidents. «Très renseignés». À notre tour, nous voici renseignés. En revanche, le xix eest mauvais, qui a ignoré ces prophètes. Pas renseigné du tout, le xIx esiècle, avec ses écoles «de soumission, de reptation». Voilà une école dont ni Viviane Forrester, ni Josyane Savigneau, assurément, ne font partie. Le monde est une vallée de larmes, montre Viviane Forrester, les hommes souffrent, les marchés financiers saccagent la planète. Heureusement, il y a l'art. Heureusement, il y a Sollers.
Un siècle de modernité, le marxisme-léninisme, le maoïsme, le surréalisme et le structuralisme, un siècle de théories esthétiques, politiques, anthropologiques plus bouleversantes les unes que les autres, pour en arriver là, se dit l'impie in petto, car il craint que Savigneau l'entende, c'était bien la peine, pour en arriver à Viviane Forrester glosant dans Le Monde des livres la parole de Sollers, démontrant que l'art du xix esiècle est exécrable quoique illustré par des artistes géniaux, et que l'art soulage la douleur des hommes.
Mais peut-être la grande intellectuelle est-elle impuissante à rendre la portée exacte de la Somme du Combattant Majeur. Peut-être les citations sont-elles mal choisies. Après tout, Viviane Forrester est la talentueuse thuriféraire capable d'écrire, dans un style d'enfant de chœur freudien étourdi au vin de messe, ce genre de balbutiements pochardisants sur Madeleine Chapsal:
Madeleine Chapsal réanime son passé, la vie des siens, à travers le chemin âpre, ardent, qui l'a menée, vacillante, palpitante, singulièrement vivace, même effondrée, à s'initier à l'autonomie, à découvrir de sa vie le récit véritable, cela par les voies de la psychanalyse et accompagnée dans cette exploration par quatre analystes, tour à tour, dont la magique, la savante et si présente Maud Mannoni et dont Françoise Dolto évoquée avec une tendresse, une admiration fervente. La volonté de ne pas théoriser domine cependant chez l'auteur et de demeurer l'analysante qu'elle fut, de répondre ainsi à tant de questions que se posent et n'osent se poser des analysants virtuels ou même des patients en cours d'analyse.
Dont auquel et subséquemment que si Madeleine Chapsal tue les psychanalystes sous elle, Viviane Forrester épuise les adjectifs et vide les pronoms relatifs. Encore un petit coup de ferveur et de palpitation, pour la route? Mais oui, allez, ça ne fait pas de tort.
Comme l'ébriété stylistique est la même à propos du Combattant Majeur, il convient de se méfier et d'aller voir de plus près, à Sollers même, d'autant plus qu 'Éloge de l'infini rassemble des articles publiés sur à peu près tous les sujets par un homme qui occupe depuis quarante ans une position stratégique dans le monde intellectuel.
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