Encore y a-t-il beaucoup de mansuétude à s'en tenir à la critique de l'œuvre, lorsqu'on voit l'utilisation publique que certains écrivains font de leur personne privée. On répond à des questionnaires dans des magazines féminins, on se met complaisamment en scène à la télévision. Dans la plupart des cas, en dehors de quelques questions-alibis, tout cela n'a bien entendu rien à voir avec le travail d'écrivain. On ne se risque même pas, on ne se livre pas profondément, ce qui pourrait encore permettre d'éclairer l'œuvre. Le lecteur apprend, dans Elle, que Camille Laurens, par exemple, lit toujours son horoscope, téléphone à Christine Angot, aime manger un morceau de fromage pour se remonter le moral, marche pieds nus en été. À part ça, pour Camille Laurens, être écrivain, «c'est un moment où on se retire». Ces révélations n'apportent rien à personne, sinon des éléments de fétichisme et d'idolâtrie. Camille Laurens joue à l'écrivain qui est aussi une femme toute simple. Elle encaisse ainsi, sans pudeur, un double bénéfice symbolique: l'écrivain rétribue la personne privée, la personne privée rétribue l'écrivain. Mais tout cela, bien entendu, est anodin et innocent. Si on attaquait Camille Laurens sur sa personne privée, elle se scandaliserait: elle accepte de la prostituer à sa notoriété, mais ne voudrait pas qu'on lui manque de respect.
Le dernier argument des adversaires de l'attaque personnelle, toujours marqué du sceau de la grandeur d'âme et de la hauteur de vue, consiste à dire qu'il faudrait s'attaquer aux principes, aux phénomènes et non aux individus. Certes. Mais l'un n'empêche pas l'autre. Dans le domaine politique, on ne voit pas en quoi le fait d'analyser le fonctionnement d'une dictature et d'en condamner l'idéologie exonérerait d'en faire comparaître en justice les responsables. Les idées générales n'ont de portée réelle que si elles se fondent dans l'examen attentif des particularités concrètes de l'auteur, du livre, de la phrase. Si tant de critiques nous trompent, c'est par leur usage du flou et des généralités. À demeurer dans le ciel des idées, on parle en l'air. Polémiquer, c'est aussi esquisser, en creux, une conception de la littérature.
Comme pour toute activité humaine, les problèmes de la littérature actuelle ont des racines économiques, politiques, sociales. Mais, plus peut-être que toute activité humaine, la littérature est faite par des individus. La modernité a tenté un moment de faire l'impasse sur cette dimension. On en revient. Le livre récent d'Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, a montré à quel point, dans l'interprétation, il est difficile de se passer tout à fait de l'auteur. Lire un livre est avant tout une expérience d'intimité profonde. L'espace de quelques heures, quelqu'un m'entretient en privé. Il ne me parle pas principes, mais choses singulières, êtres de chair, sensations secrètes. Du moins, telle est mon expérience immédiate. Et je devrais ne réagir qu'en brandissant des concepts? La littérature n'échappe aucunement aux généralités, mais ce serait lui faire perdre tout sens que d'oublier qu'elle est, de tous les usages du langage, celui qui s'efforce le plus vers le singulier. Donc, si combat il doit y avoir, il doit aussi être singulier.
Et puis toutes ces justifications morales de la polémique (puisqu'il lui faut aujourd'hui des justifications) ne valent pas sa justification esthétique. Un bon pamphlet est un bon texte, voilà tout. Il engendre une jouissance, qu'il soit juste ou non. Il est libérateur. Bloy était souvent injuste. Mais son injustice même, qui est celle d'un grand polémiste, nous permet de mieux comprendre ceux qu'il a attaqués. Et lorsqu'il est juste, ses clameurs témoignent d'une résistance au vacarme du succès immérité qui, si on l'avait laissé triompher sans réagir, eût couvert plus encore la voix discrète de quelques vrais écrivains.
Même si l'on s'en prend nommément aux écrivains, on s'est donné ici une règle: dans la mesure du possible, ne s'attaquer qu'à ceux qui ont les moyens de se défendre, par leur succès, par les égards dont ils sont l'objet ou par le pouvoir dont ils disposent dans les maisons d'édition et les périodiques littéraires. Autrement dit, faire l'inverse de ce que pratique ordinairement la critique journalistique, même la plus respectée. Le texte sur la poésie enfreint un peu cette règle, mais il était difficile de faire autrement, puisque la poésie est marginalisée et n'est plus guère un enjeu de pouvoir. On ne s'illusionne pas, d'ailleurs, sur les conséquences de la publication d'un tel livre, qui ose s'attaquer aux maisons d'édition, aux écrivains et aux journaux les plus puissants. Ce monde ne pardonne rien. Sauf au succès: dans ce cas, aucune sorte de bassesse ne le fait reculer.
*
On a plus haut glissé l'idée qu'il n'existait aucun présupposé à ces critiques. Le moment est venu d'apporter à cette affirmation quelques nuances. Il n'y a, effectivement, aucun préjugé quant au genre, au style, à la morale, à l'idéologie, quelles que soient par ailleurs les opinions de l'auteur de ce livre. Pourquoi ne pourrait-on pas aimer des œuvres contemporaines d'espèces très diverses, parfois opposées? Les rares fois où l'on prend encore parti, sincèrement, c'est trop souvent au nom d'une école, d'une faction ou d'un parti, refusant non seulement d'admettre la qualité de ce qui vient d'autres horizons, mais même d'en connaître l'existence.
De même, sur le plan du style, rien ne devrait être systématique. On risque, parce que l'on est adversaire de l'artifice, de faire l'apologie de l'ostentation d'authenticité; parce que l'on estime que tout art est artifice et calcul, de s'extasier devant le formalisme; parce que l'on exige de la force et de la chaleur, de se laisser prendre à du lyrisme ampoulé; parce que l'on apprécie la simplicité, ou la légèreté, vertu cardinale selon Calvino, d'exalter la platitude. Un écrivain au plein sens du terme se reconnaît au fait qu'il ne correspond à aucune position trop claire. Pour lui, rien n'est tenable. C'est pour cela qu'il cherche à disparaître dans les mots. Il écrit dans l'intenable, et la force de son style tient à la manière dont cet intenable laisse, malgré tout, un souffle, une respiration par où la voix peut se faire entendre.
Il serait toutefois difficile de soutenir que l'on critique ici depuis un non-lieu, en l'absence de toute position déterminée. On s'est simplement efforcé d'adopter la position la plus souple possible. D'ailleurs, l'analyse n'est après tout qu'une garniture. Il eût suffi, à la limite, d'établir une anthologie de textes contemporains. Les citations qui figurent dans cet ouvrage parlent d'elles-mêmes. Tentons cependant de donner quelque idée du commentaire qui les accompagne.
Un écrivain est seul. Il tend à l'unique, même si l'on peut identifier des espèces, des genres et des générations. Il nous intéresse ici dans cet effort vers la singularité. Cette question de la singularité constitue l'horizon de valeur du discours tenu dans ce livre. Pour certains, l'originalité constitue une valeur en soi.
Une œuvre a de la valeur dès lors qu'elle en donne des signes. Et cette originalité de l'œuvre sert en retour le narcissisme de l'auteur. L'affectation de neutralité ou de banalité est, bien entendu, une ruse du désir de singularité. Un écrivain est honnête (et cette honnêteté s'entend dans le ton de sa voix) lorsqu'il considère que la nature de son travail d'artiste consiste justement à mettre en cause, à faire travailler la singularité. À confronter le banal et l'étrange, jusqu'à ce qu'ils se confondent. En d'autres termes, un écrivain véritable considère le fait d'écrire, non comme un acte détenant une valeur en soi, mais comme un problème. Il ne choisit pas la singularité comme valeur. Il ne choisit pas la généralité comme valeur. Il ne choisit pas non plus de demeurer dans un entre-deux commode. Il s'efforce de désigner le lieu de leur union: terme des lignes de fuite, horizon imaginaire du fond duquel la réalité déborde des cadres de la fiction et nous saisit. Ce point où l'extrême singularité se confondrait précisément avec le rien, au-delà encore du presque rien, on s'efforce dans certaines de ces études de suivre la manière dont le discours littéraire tente d'en reconstituer les coordonnées secrètes. La littérature alors, dans cette recherche minutieuse, se porte à son point de plus extrême intensité, en même temps qu'elle se neutralise. L'anime un Éros mathématique.
Читать дальше