Il arrive que la grossièreté de la manœuvre éditoriale, combinée à la nullité du produit, soulève des protestations. Le fait est de plus en plus rare. Et lorsqu'il y a débat (plus souvent à la télévision ou à la radio, rarement dans les périodiques dont la vocation devrait précisément consister à nourrir le débat), celui-ci s'articule généralement sur un malentendu. La vie intellectuelle française est ainsi faite qu'on ne peut discuter d'un texte littéraire qu'à coups d'arguments d'ordre politique ou moral généralement approximatifs, et qui n'ont en définitive rien à voir avec la qualité intrinsèque du texte, réduit au statut de prétexte.
«Peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu'au genre d'esthétique qu'on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral», a écrit Proust. Il suffit de lire les trente premières pages de La Gloire des Pythre ou de Lauve le pur de Richard Millet pour comprendre comment on peut donner voix aux pauvres sans mépris ni complaisance. Parler de la mort sans effets de manche. Parler de la charogne, parler de déjection et de dégoût sans la puérilité de Beigbeder ou de Darrieussecq. La Grande Beune , de Pierre Michon, raconte à peine une histoire, ne fait aucune brillante acrobatie avec les conventions romanesques. Le récit tient à la seule force de la voix. Voix qui donne aux choses et aux êtres leurs résonances, fait vibrer leur intime texture. Jusque dans la fiction la plus débridée, la voix nous dit toujours une vérité. En littérature, on chante juste ou faux, un peu d'oreille suffit à l'entendre. L'un des objectifs de cet ouvrage consiste à tenter de nourrir le débat au moyen d'arguments tirés d'un examen attentif des phrases, des mots, de la construction du récit.
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La critique se fait ici violente parfois. La polémique a disparu à peu près complètement de la vie culturelle française. Au xx esiècle, on se battait encore pour des questions littéraires. Leconte de Lisle provoquait en duel Anatole France. Robert Gaze se faisait tuer par Charles Vignier. On songe à Barbey d'Aurevilly, Bloy, Huysmans. Le pamphlet était un grand genre. Au xx esiècle? Les surréalistes contre France, Barrés, Rachilde. Les futuristes. Sartre et Céline. Gracq. Jacques Laurent. On bataille un peu sur la question du nouveau roman. Depuis trente ans, rien, ou presque. Des empoignades télévisées sans contenu. Quelques rares critiques aussi décapants qu'Angelo Rinaldi, Jean-Philippe Domecq ou Philippe Muray ont l'air de veiller seuls au sein d'une demeure littéraire plongée dans un profond sommeil.
L'idée même de polémique suscite une profonde résistance chez beaucoup de gens. Celui qui s'y livre est toujours soupçonné de céder à l'envie. La jalousie serait un peu la maladie professionnelle du critique. Elle constitue en tout cas un argument commode pour éviter de répondre sur le fond à ses jugements, à la manière de ces dictatures toujours prêtes à accuser ceux qui critiquent le régime de complot contre la patrie.
Plus sérieusement, on estime en général qu'une critique négative est du temps perdu. Il conviendrait de ne parler que des textes qui en valent la peine. Cette idée, indéfiniment ressassée, tout en donnant bonne conscience, masque souvent deux comportements: soit, tout bonnement, l'ordinaire lâcheté d'un monde intellectuel où l'on préfère éviter les ennuis, où l'on ne prend de risque que si l'on en attend un quelconque bénéfice, où dire du bien peut rapporter beaucoup, et dire du mal, guère; soit le refus de toute attaque portée à une œuvre littéraire, comme si, quelle que soit sa qualité, elle était à protéger en tant qu'objet culturel; le fait qu'on ne puisse pas toucher à un livre illustre la pensée gélatineuse contemporaine: tout est sympathique. Le consentement mou se substitue à la passion. Ne parler que des bonnes choses? Cela ressemble à une attitude noble, généreuse, raisonnable. Mais quelle crédibilité, quelle valeur peut avoir une critique qui se confond avec un dithyrambe universel? Si tout est positif, plus rien ne l'est. Les opinions se résorbent dans une neutralité grisâtre. Toute passion a ses fureurs. Faut-il parler de littérature en se gardant de la fureur? Si on l'admet, il faut alors aussi admettre qu'il ne s'agit plus d'amour, mais plutôt de l'affection qu'on porte au souvenir d'une vieille parente.
L'éloge unanime sent le cimetière. La critique contemporaine est une anthologie d'oraisons funèbres. On ne protège que les espèces en voie d'extinction. Dans le monde mièvre de la vie littéraire contemporaine, les écrivains, mammifères bizarres, broutent tranquillement sous le regard des badauds, derrière leurs barreaux culturels. Dans leurs songes, ils «dérangent», ils gênent le pouvoir et perturbent l'ordre établi, comme ne cesse de le répéter Philippe Sollers. En fait, personne ne les agresse, ils ne font de mal à personne. On emmène les enfants les voir, pour qu'ils sachent que ces bêtes-là ont existé. Une littérature sans conflit peut paraître vivante, mais ce qui frémit encore, c'est le grouillement des intérêts personnels et des stratégies, vers sur un cadavre. Les suppléments littéraires des grands quotidiens en sont l'éloquente illustration, pour lesquels tout est beau, tout est gentil. À les lire, on se jetterait sur toutes les publications récentes. Ceux qui leur ont fait un peu confiance savent quelles régulières déconvenues cela leur a valu.
Pourquoi donc le fait de signaler les œuvres de qualité empêcherait-il de désigner clairement les mauvaises? Jamais les librairies n'ont été si encombrées d'une masse toujours mouvante de fiction. Il faut donner des raisons de choisir. Ce devoir est devenu d'autant plus impératif que les produits sont frelatés. Des lecteurs de bonne foi lisent ces textes et se convainquent que la «vraie littérature» est celle-là. Or une chose écrite n'est pas bonne à lire par le seul fait qu'elle est écrite, comme tendraient à le faire croire les actuels réflexes protecteurs du livre. Tout texte modifie le monde. Cela diffuse des mots, des représentations. Cela, si peu que ce soit, nous change. Des textes factices, des phrases sans probité, des romans stupides ne restent pas enfermés dans leur cadre de papier. Ils infectent la réalité. Cela appelle un antidote verbal.
Soit, dit-on encore, mais pas d'attaques personnelles. Pourquoi citer des noms? Pourquoi faire de la peine à de pauvres gens qui essaient de créer de leur mieux? Efforçons-nous toujours de considérer ce discours, qui se donne l'allure de voix de la raison, comme étant de bonne foi, et non pas dicté par l'ordinaire couardise de l'homme de lettres. Pourquoi donner des noms? Parce que nommer qui l'on vise fait partie de la déontologie du critique. Il ne s'agit pas bien entendu de l'attaquer dans sa personne, comme cela se pratiquait assez couramment au siècle précédent, mais dans ses œuvres. Il est un peu trop facile de mentionner des adversaires vagues, des entités collectives. Celui qui accuse, en nommant, s'expose. Il donne au moins à l'auteur mis en cause la possibilité de répondre. C'est la moindre des choses. Qui juge doit se placer en position d'être jugé. Il est curieux de constater que les critiques ou les écrivains les plus puissants, ceux qui courraient peu de risques à s'exposer réellement, sont aussi les plus prudents.
Tout écrivain cherche, et recueille généralement un bénéfice symbolique de la publication. On devrait pouvoir considérer comme normal que l'on puisse aussi, éventuellement, lui demander des comptes. Le héros, c'est lui. Qu'est-ce qu'un héros qui s'offusque de prendre des coups? Il met des mots en circulation. En quoi le fait qu'il s'agisse de mots pourrait-il lui conférer l'innocence? L'affranchir de toute responsabilité, c'est le tenir pour mineur.
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