Elle entra. J'entendis avec émoi ses pas dans le couloir, puis dans la cuisine. Sans me laisser le temps de réfléchir à mon geste, j'allai lui demander de me raconter la France de sa jeunesse. Comme autrefois.
Les instants dans lesquels je venais de séjourner m'apparaissaient à présent comme l'expérimentation d'une étrange folie, belle et effrayante en même temps. Il était impossible de les nier, car tout mon corps en gardait l'écho lumineux. Je les avais réellement vécus! Mais par un sournois esprit de contradiction, mélange de peur et de bon sens révolté, il me fallait désavouer ma découverte, détruire l'univers dont j'avais entrevu quelques fragments. J'espérais de Charlotte un apaisant conte d'enfant sur la France de ses jeunes années. Un souvenir familier et lisse comme un cliché photographique et qui m'aiderait à oublier ma folie passagère.
Elle ne répondit pas tout de suite à ma question. Sans doute avait-elle compris que si j'osais troubler ainsi nos habitudes c'est qu'une raison grave m'y avait forcé. Elle dut penser à toutes nos conversations pour rien depuis plusieurs semaines, à notre tradition des récits au coucher du soleil, un rituel, cet été, trahi.
Après une minute de silence, elle soupira avec un petit sourire au coin des lèvres:
– Mais qu'est-ce que je peux te raconter? Tu connais maintenant tout… Attends, je vais te lire plutôt un poème…
Et j'allais vivre un début de nuit, le plus extraordinaire de ma vie. Car Charlotte ne put longtemps mettre la main sur le livre qu'elle cherchait. Et avec cette merveilleuse liberté avec laquelle nous la voyions parfois bouleverser l'ordre des choses, elle, femme par ailleurs ordonnée et pointilleuse, transforma la nuit en une longue veillée. Des piles de livres s'entassaient sur le plancher. Nous grimpions sur la table pour explorer les rayons supérieurs des étagères. Le livre était introuvable.
C'est vers deux heures du matin que, se dressant au milieu d'un pittoresque désordre de volumes et de meubles, Charlotte s'exclama:
– Que je suis bête! Mais ce poème, j'ai commencé à vous le lire, à toi et à ta sœur, l'été dernier, tu te souviens? Et puis… Je ne me rappelle plus. Enfin, nous nous sommes arrêtés à la première strophe. Donc il doit être là.
Et Charlotte s'inclina vers une petite armoire près de la porte du balcon, l'ouvrit, et à côté d'un chapeau de paille, nous vîmes ce livre.
Assis sur le tapis, je l'écoutais lire. Une lampe de table posée à terre éclairait son visage. Sur le mur, nos silhouettes se dessinaient avec une précision hallucinante. De temps en temps, une bouffée d'air froid venant de la steppe nocturne s'engouffrait par la porte du balcon. La voix de Charlotte avait la tonalité des paroles dont on écoute l'écho, des années après leur naissance:
… Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit…
C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit.
Puis un ch âteau de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs;
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que, dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue… et dont je me souviens!
Nous ne nous dîmes plus rien durant cette nuit insolite. Avant de m'endormir, je pensai à cet homme qui, dans le pays de ma grand-mère, il y a un siècle et demi, avait eu le courage de raconter sa «folie» – cet instant rêvé, plus vrai que n'importe quelle réalité de bon sens.
Le lendemain matin, je me réveillai tard. Dans la chambre voisine, l'ordre était déjà revenu… Le vent avait changé de direction et apportait le souffle chaud de la Caspienne. La journée froide d'hier paraissait très lointaine.
Vers midi, sans nous concerter, nous sortîmes dans la steppe. Nous marchions en silence, côte à côte, en contournant les broussailles de la Stalinka. Ensuite nous traversâmes les rails étroits envahis d'herbes folles. De loin, la Koukouchka fit entendre son appel sifflant. Nous vîmes apparaître le petit convoi qui semblait courir entre des touffes de fleurs. Il s'approcha, croisa notre sentier et se fondit dans le voile de chaleur. Charlotte l'accompagna du regard, puis murmura doucement en reprenant la marche:
– Il m'est arrivé, dans mon enfance, de prendre un train qui était un peu cousin de cette Koukouchka. Lui, il transportait des passagers, et avec ses petits wagons il sinuait longtemps à travers la Provence. Nous allions passer quelques jours chez une tante qui habitait à… Je ne me rappelle plus le nom de cette ville. Je me souviens seulement du soleil qui inondait les collines, du chant sonore et sec des cigales quand on s'arrêtait dans de petites gares ensommeillées. Et sur ces collines, à perte de vue, s'étendaient des champs de lavande… Oui, le soleil, les cigales et ce bleu intense et cette odeur qui entrait avec le vent par les fenêtres ouvertes…
Je marchais à côté d'elle, muet. Je sentais que la «Koukouchka» serait désormais le premier mot de notre nouvelle langue. De cette langue qui dirait l'indicible.
Deux jours après je quittais Saranza. Pour la première fois de ma vie, le silence des dernières minutes avant le départ du train ne devenait pas gênant. De la fenêtre, je regardais Charlotte, sur le quai, au milieu des gens qui gesticulaient comme des sourds-muets, de peur que ceux qui partaient ne les entendent pas. Charlotte se taisait et, rencontrant mon regard, souriait légèrement. Nous n'avions pas besoin de mots.
À l'automne, quelques jours à peine séparèrent le temps où, honteux de l'avouer à moi-même, je me réjouissais de l'absence de ma mère, hospitalisée «pour un simple examen», nous disait-elle, et cet après-midi où, en sortant de l'école, j'apprenais sa mort.
Le lendemain de son départ pour l'hôpital, un agréable laisser-aller s'installa dans notre appartement. Mon père restait devant la télévision jusqu'à une heure du matin. Moi, savourant ce prélude de liberté d'adulte, j'essayais de retarder chaque jour un peu plus mon retour à la maison: neuf heures, neuf heures et demie, dix heures…
Je passais ces soirées à un carrefour qui, dans le crépuscule d'automne et avec un léger effort d'imagination, faisait naître une illusion surprenante: celle d'une soirée pluvieuse dans une métropole d'Occident. C'était un endroit unique au milieu des larges avenues monotones de notre ville. Les rues qui s'entrecroisaient ici s'enfuyaient comme les rayons d'un cercle – les façades des immeubles en restaient découpées en trapèze. Je savais déjà qu'à Paris Napoléon avait ordonné cette configuration aux croisements de rues, afin d'éviter les collisions des voitures…
Plus l'obscurité était dense, plus mon illusion devenait complète. Savoir que l'une de ces maisons abritait le musée local de l'athéisme et que les murs des autres dissimulaient des appartements communautaires surpeuplés – cela ne me gênait guère. Je contemplais l'aquarelle jaune et bleue des fenêtres sous la pluie, les reflets des réverbères sur l'asphalte graisseux, les silhouettes des arbres nus. J'étais seul, libre. J'étais heureux. En chuchotant, je m'adressais à moi-même en français. Devant ces façades en trapèze, la sonorité de cette langue me semblait très naturelle. La magie que j'avais découverte cet été allait-elle se matérialiser en quelque rencontre? Chaque femme qui me croisait avait l'air de vouloir me parler. Chaque demi-heure gagnée sur la nuit étoffait mon mirage français. Je n'appartenais plus ni à mon temps ni à ce pays. Sur ce petit rond-point nocturne, je me sentais merveilleusement étranger à moi-même.
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