À un moment, notre conversation s'interrompit. J'avais écouté si distraitement que les dernières paroles de Charlotte – ce devait être une question – m'échappèrent. Confus, je scrutais son visage levé vers moi. J'entendais dans mes oreilles la mélodie de la phrase qu'elle venait de prononcer. C'est son intonation qui m'aida à en restituer le sens. Oui, c'était l'intonation qu'adopte le conteur en disant: «Non, mais celle-ci, vous l'avez déjà sans doute entendue. Je ne vais pas vous ennuyer avec mes vieilleries…» et il espère, secrètement, que ses auditeurs se mettent à l'encourager en affirmant ignorer son histoire ou l'avoir oubliée… Je secouai légèrement la tête, l'air dubitatif.
– Non, non, je ne vois pas. Mais tu es sûre de me l'avoir déjà racontée?
Je vis un sourire éclairer le visage de ma grand-mère. Elle reprit son récit. Je l'écoutais, cette fois, avec attention. Et pour la énième fois surgit devant mon regard la rue étroite d'un Paris moyenâgeux, une nuit d'automne froide et, sur un mur – cet écusson sombre qui avait uni pour toujours trois destins et trois noms d'antan: Louis d'Orléans, Jean sans Peur, Isabeau de Bavière…
Je ne sais pas pourquoi je lui coupai la parole à cet instant. Je voulais sans doute lui montrer mon érudition. Mais surtout, ce fut cette révélation qui m'aveugla subitement: une vieille dame, sur un balcon suspendu au-dessus de la steppe sans fin, répète encore une fois une histoire connue par cœur, elle la répète avec la précision mécanique d'un disque, fidèle à ce récit plus ou moins légendaire parlant d'un pays qui n'existe que dans sa mémoire… Notre tête-à-tête dans le silence du soir me parut tout à coup saugrenu, la voix de Charlotte me rappela celle d'un automate. Je saisis au vol le nom du personnage qu'elle venait d'évoquer, je me mis à parler. Jean sans Peur et ses honteuses collusions avec les Anglais. Paris où les bouchers, devenus «révolutionnaires», faisaient la loi et massacraient les ennemis de Bourgogne ou prétendus tels. Et le roi fou. Et les gibets sur les places parisiennes. Et les loups qui rôdaient dans les faubourgs de la ville dévastée par la guerre civile. Et la trahison inimaginable commise par Isabeau de Bavière qui rejoignit Jean sans Peur et renia le dauphin en prétendant qu'il n'était pas le fils du roi. Oui, la belle Isabeau de notre enfance…
L'air me manqua tout à coup, je m'étranglai avec mes propres paroles, j'avais trop à dire.
Après un moment de silence, ma grand-mère hocha doucement la tête et dit avec beaucoup de sincérité:
– Je suis ravie que tu connaisses si bien l'histoire!
Pourtant dans sa voix, pleine de conviction, je crus distinguer l'écho d'une pensée inavouée: «C'est bien de connaître l'histoire. Mais quand je parlais d'Isabeau et de cette allée des Arbalétriers, de cette nuit d'automne, je songeais à une tout autre chose…»
Elle se pencha sur son ouvrage, en donnant des petits coups d'aiguille, précis et réguliers. Je traversai l'appartement, descendis dans la rue. Un sifflet de locomotive retentit au loin. Sa sonorité adoucie par l'air chaud du soir avait quelque chose d'un soupir, d'une plainte.
Entre l'immeuble où habitait Charlotte et la steppe, il y avait une sorte de petit bois très dense, impénétrable même: des broussailles de mûriers sauvages, des branches griffues de coudriers, des tranchées affaissées pleines d'orties. D'ailleurs, même si, au cours de nos jeux, nous parvenions à percer ces encombrements naturels, d'autres, ceux fabriqués par l'homme, obstruaient le passage: les rangs entortillés de barbelés, les croisements rouillés des obstacles antichars… On appelait cet endroit la «Stalinka» d'après le nom de la ligne de défense qu'on avait construite ici pendant la guerre. On craignait que les Allemands ne viennent jusque-là. Mais la Volga et surtout Stalingrad les avaient arrêtés… La ligne avait été démontée, les restes du matériel de guerre s'étaient retrouvés abandonnés dans ce bois qui en avait hérité le nom. «La Stalinka», disaient les habitants de Saranza, et leur ville semblait entrer ainsi dans les grands gestes de l'Histoire.
On affirmait que l'intérieur du bois était miné. Cela dissuadait même les plus crânes parmi nous qui auraient voulu s'aventurer dans ce no man's land replié sur ses trésors rouillés.
C'est derrière les fourrés de la Stalinka que passait ce chemin de fer à voie étroite; on eût dit une voie ferrée miniature, avec une petite locomotive toute noire de suie, des wagonnets, petits eux aussi, et – comme dans une illusion d'optique – le conducteur vêtu d'un maillot maculé de cambouis: un faux géant se penchant par la fenêtre. Chaque fois, avant de traverser l'un des chemins qui s'enfuyaient vers l'horizon, la locomotive poussait son cri mi-tendre, mi-plaintif. Doublé par son écho, ce signal ressemblait à l'appel sonore d'un coucou. «La Koukouchka», disions-nous avec un clin d'œil en apercevant ce convoi sur ses rails étroits envahis de pissenlits et de camomilles…
C'est sa voix qui me guida ce soir-là. Je contournai les broussailles à l'orée de la Stalinka, je vis le dernier wagonnet qui glissait en s'estompant dans la pénombre tiède du crépuscule. Même ce petit convoi répandait l'inimitable odeur des chemins de fer, un peu piquante et qui appelait insensiblement aux longs voyages décidés sur un heureux coup de tête. De loin, de la brume bleutée du soir, j'entendis planer un mélancolique «cou-cou-ou». Je posai mon pied sur le rail qui vibrait tout doucement sous le train disparu. La steppe silencieuse semblait attendre de moi un geste, un pas.
«Comme c'était bien avant, disait en moi une voix sans paroles. Cette Koukouchka que je croyais s'en aller dans une direction inconnue, vers des pays inexistants sur la carte, vers des montagnes aux sommets neigeux, vers une mer nocturne où se confondent les lampions des barques et les étoiles. Maintenant je sais que ce train va de la briqueterie de Saranza à la gare où l'on décharge ses wagonnets. Deux ou trois kilomètres en tout et pour tout. Beau voyage! Oui, maintenant je le sais et je ne pourrai donc plus jamais croire que ces rails sont infinis et ce soir, unique, avec cette senteur forte de la steppe, ce ciel immense, et avec ma présence inexplicable et étrangement nécessaire ici, près de cette voie avec ses traverses fendillées, à cet instant précis, avec l'écho de ce "cou-cou-ou" dans l'air violet. Autrefois, tout me paraissait si naturel…»
La nuit, avant de me rendormir, je me rappelai avoir enfin appris le sens de la formule énigmatique dans le menu du banquet en l'honneur du Tsar: «bartavelles et ortolans truffés rôtis». Oui, je savais à présent qu'il s'agissait du gibier très apprécié des gourmets. Un plat délicat, savoureux, rare, mais rien de plus. J'avais beau répéter comme autrefois: «Bartavelles et ortolans», la magie qui remplissait mes poumons du vent salé de Cherbourg était caduque. Et avec un désespoir hésitant, je murmurai tout bas, pour moi-même, en écarquillant les yeux dans l'obscurité:
– J'ai donc déjà vécu une partie de ma vie!
Désormais, nous parlions pour ne rien dire. Nous vîmes s'installer entre nous l'écran de ces mots lisses, de ces reflets sonores du quotidien, de ce liquide verbal dont on se sent obligé, on ne sait pourquoi, de remplir le silence. Avec stupeur, je découvrais que parler était, en fait, la meilleure façon de taire l'essentiel. Alors que pour le dire, il aurait fallu articuler les mots d'une tout autre manière, les chuchoter, les tisser dans les bruits du soir, dans les rayons du couchant. Une nouvelle fois, je ressentais en moi la mystérieuse gestation de cette langue si différente des paroles émoussées par l'usage, une langue dans laquelle j'aurais pu dire tout bas en rencontrant le regard de Charlotte:
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