Pavel avait déjà entendu les récits de ces évadés qui fuyaient, sans le deviner d'une mort à l'autre. Il savait ce que voulaient dire les paroles de Staline qui déclarait: «Aucun de mes soldats ne sera fait prisonnier par l'ennemi. » Cela signifiait qu'il ne fallait jamais se rendre vivant.
Ce n'est pas le destin de Zourine qui le frappa, mais juste un épisode que le soldat racontait maladroitement, en bafouillant, comme s'il se sentait fautif d'avouer sa capture.
… C'était, disait-il, au dernier jour du combat dans la forteresse de Brest-Litovsk. Les Allemands venaient de déloger les derniers défenseurs qui se battaient dans les souterrains. Certains périrent sous l'écroulement des voûtes, d'autres furent brûlés par des lance-flammes, asphyxiés par la fumée. On aligna les survivants sur la place centrale de la forteresse, devant les soldats allemands qui les observaient avec une curiosité goguenarde. Les combattants cillaient sous le soleil trop dru après de longues semaines passées dans l'obscurité des casemates. Leur uniforme s'était transformé en une croûte de boue durcie. Des pansements tachés de terre et de sang, des cheveux rigides plaqués sur les fronts, des lèvres écorchées par la soif. On aurait dit des bêtes qu'on venait de retirer de leur tanière. Ces bêtes avaient perdu le compte des jours et ne savaient plus que la citadelle frontalière qu'elles défendaient avait été depuis longtemps abandonnée par le reste de l'armée qui reculait déjà vers Moscou…
Exactement comme on traîne une bête capturée, deux Allemands traînèrent sur un brancard de fortune encore un combattant et le déposèrent aux pieds des autres. Son visage toucha la pierre, il sembla écouter un bruit lointain. Un éclat d'os, très blanc au milieu du tissu sale de sa vareuse, pointait de son épaule. Il resta immobile, étendu entre les Allemands et la rangée des prisonniers. L'un des officiers lâcha un ordre bref. Un soldat s'en alla en courant et revint avec un seau d'eau qu'il versa sur le gisant. Celui-ci remua la tête: on vit que la moitié de son visage était carbonisée – la même surface noire que les murs de briques vitrifiés par les lance-flammes. Péniblement, il se releva sur un coude. Dans ce visage fait de peau calcinée et de boue, un œil brilla, conscient et plein encore de l'obscurité des souterrains.
L'officier s'inclina pour capter ce regard borgne. Dans le visage brûlé, les lèvres bougèrent. Au lieu de crachat, un caillot de sang brun s'arracha à cette bouche et s'écrasa sur les bottes de l'officier…
«On s'est dit, racontait Zourine, c'est foutu, le fritz va l'achever, un coup de pistolet et ils vont s'acharner sur nous, pour nous faire payer ce crachat…»
L'officier se redressa et un nouvel ordre claqua. La rangée des soldats tressaillit et, avec un rude claquement de talons, se figea au garde-à-vous, les yeux fixés sur le gradé. Il les dévisagea avec dureté et fit résonner à travers la place quelques paroles hachées. Zourine comprenait l'allemand, cette langue de l'ennemi qu'on apprenait à l'école en lisant Heine. «C'est un, véritable soldat, dit l'officier. C'est comme lui que vous devez vous battre!»
Une longue seconde la place demeura, muette. Une ligne de soldats allemands au garde-à-vous et cet homme mourant étendu sur les dalles, le front contre la pierre.
Dans la nouvelle compagnie composée des débris des précédentes Pavel ne parla à personne. Il était déjà habitué à cette inutilité de se lier à quiconque et savait que tout ce qu'on pouvait garder d'une telle amitié d'avant la mort, c'était un couteau au manche encoché de jours de survie ou bien un récit inachevé. Et s'il engagea cette conversation nocturne c'est parce que la faute qu'on attribuait à un nouveau disciplinaire lui paraissait trop invraisemblable. On disait que, durant les attaques, ce soldat aurait refusé de crier le nom de Staline.
Tous les deux en faction, ils parlèrent en chuchotant sans se voir dans l'obscurité. Les positions allemandes étaient très proches, on ne pouvait même pas allumer une cigarette. Les réponses du soldat laissaient Pavel perplexe. «Il se paie ma tête, celui-là…», se disait-il de temps en temps, et il essayait dans la clarté grise de la nuit de juin de distinguer les traits de son étrange interlocuteur. Mais le reflet de la lune renvoyait juste le bref scintillement des lunettes, la tache pâle du front.
«C'est vrai que tu échanges ta vodka contre du pain?» demandait Pavel voyant dans ce refus de boire les cent grammes réglementaires avant l'attaque une bizarre crânerie: ces quelques gorgées brûlantes donnaient le courage de s'arracher à la terre sous le sifflement des balles et des éclats. «Tu n'aimes pas boire ou quoi?
– Si, mais j'ai toujours faim. J'étais un gosse de riches, tu sais. Mes parents m'ont gavé comme une dinde quand j'étais gamin.»
Une telle sincérité déroutait. Pavel se disait que lui-même, interrogé de la sorte, aurait inventé une raison bien plus noble à son refus. Oui, il aurait dit qu'il ne buvait pas car il n'avait peur de rien. Mais surtout il n'aurait jamais avoué ce passé d'enfant gâté.
«Et c'est vrai qu'on t'a envoyé dans une compagnie disciplinaire à cause de Staline? Tu as vraiment refusé de crier?
– Tu vois, on avait un commissaire politique qui n'aimait pas ma tête. Il n'y avait rien à faire, il me cherchait tout le temps. Un jour, il m'a fait sortir des rangs et ordonné de crier: "Pour la patrie! Pour Staline! "J'ai refusé en disant qu'on n'était pas à l'attaque…
– Mais à l'attaque, tu criais?
– Oui… Comme tout le monde. On a moins peur quand on crie, tu sais bien.»
Cette nuit-là, Pavel apprit que le soldat était parti au front à dix-sept ans, volontaire, en mentant, comme tant d'autres, sur son âge. Il était de Leningrad et depuis le blocus n'avait pas reçu une seule lettre, même après que le siège fut rompu… Au moment de la relève, le soldat resta un moment immobile dans l'indécision hébétée de celui qui est soudain rattrapé par la vague de sommeil retenue jusque-là. En s'éloignant, Pavel se retourna et le vit ainsi: une silhouette, toute seule, dans l'étendue des champs nocturnes, sous le ciel qui s'imprégnait déjà de la première clarté.
Il le retrouva le lendemain, pendant une halte. La compagnie, éclaircie de moitié par une attaque sans succès, laissait plus facilement repérer les visages. Le soldat le salua, lui tendit la main. «Il est juif», pensa Pavel, et il ressentit ce mélange de déception et de défiance dont il ne connaissait pas lui-même la source. Il entendait souvent dire, au front, que tous les juifs restaient à l'arrière ou étaient planqués dans l'intendance. Ils en avaient rencontré plusieurs en première ligne, ou à l'hôpital, défigurés par les blessures, ou encore dans cette parenthèse rapide qui séparait les gestes insignifiants d'avant le combat (la langue humectant le papier d'une cigarette, une plaisanterie, une main qui repousse une abeille) et les premiers pas d'après, sur une bande de terre couverte de corps silencieux ou hurlants. Pourtant, il continuait d'entendre le refrain sur les planqués et les petits malins de l'intendance. À présent, il se rendait compte que chez les disciplinaires ces propos s'étaient tus. La mort trop proche enlevait les oripeaux des noms et des origines.
«Je m'appelle Marelst. C'est un prénom…»
Pavel le dévisagea sans pouvoir s'empêcher de sourire: de haute taille, très maigre, des épaules d'une minceur osseuse d'adolescent, et ces lunettes avec l'un des verres fêlé en diagonale. Ce physique correspondait très peu au prénom formé par la contraction de Marx-Engels-Lénine-Staline. Un de ces vestiges révolutionnaires des années vingt… Sur la vareuse, au-dessus du cœur, on voyait encore les accrocs laissés par les décorations confisquées.
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