Je revois maintenant une autre femme, très vieille, étendue sur un lit, au milieu d'une pièce. Elle est devenue presque impotente. Elle se redresse parfois toute seule sur son lit pour fumer une cigarette. Un des rares gestes dont elle ait conservé la maîtrise. Je l'admire, je sais que je ne peux pas faire autrement que l'admirer. Elle est incontinente, mais elle garde la force de se relever pour fumer trois ou quatre fois par jour. Sa fille, infirmière de son métier, et qui n'a jamais consommé de cigarettes, la laisse faire. Elle estime même — elle me l'a dit — qu'au moment où sa mère fume, son regard sort du vide. Derrière le halo de fumée, le monde retrouve à ses yeux presque éteints un regain de séduction. Sa mère a d'ailleurs un sourire, un étrange sourire qui pourrait laisser croire qu'elle n'est pas encore prête à mourir. Un sourire qu'elle vole gracieusement à la mort.
Le vent se lève, les cimes des arbres s'agitent et le coucou chante de plus belle. J'ai l'impression d'être là, comme sur le quai d'une gare, attendant un train qui ne vient pas. Contrairement à l'idée qu'on pourrait se faire, je ne me sens pas du tout triste. Il faut dire que la représentation commune du bonheur est galvaudée par des modèles plutôt tyranniques de jubilation. J'ai besoin d'éprouver des beautés du monde. Les programmes d'activités et de festivités qui servent à se convaincre que la vie est belle m'ennuient. Seule compte la surprise de ce qui est beau. Pour ne pas la manquer, il faut aimer être là, inactif. Quand je garde ma main devant ma bouche, je sens encore l'odeur du tabac que dégage le majeur légèrement jauni. Je ferme les yeux, je fais semblant de me souvenir du temps lointain où je fumais. C'était il y a trois heures.
Il se met à pleuvoir. J'entends le bruit de la pluie sur les feuillages. En énonçant ce que j'entends, je ne pense à rien d'autre. Au loin, le crissement d'une tronçonneuse. Sans sa dose habituelle de nicotine, la mémoire ne doit pas fonctionner de la même manière — elle a déjà tant de trous. Heureusement d'ailleurs, si elle n'en avait pas, nous courberions l'échine sous le poids des souvenirs. Chaque fois que j'ai vu un homme avec une petite valve dans le cou, cet homme m'a déclaré d'une voix très grave, en articulant des mots qui ne semblaient déjà plus sortir de sa bouche, que, s'il avait su, il aurait arrêté de fumer depuis longtemps. L'idée qu'en fumant nous puissions vouloir délibérément notre propre mort est insupportable. Nous n'ignorons pas les risques que nous encourons, nous ne les sous-estimons pas non plus, nous invoquons pour nous rassurer les êtres que nous avons connus, qui sont décédés très âgés après avoir beaucoup fumé durant leur existence. Aurons-nous cette chance ? Nous pouvons imaginer que si le tabagisme tue aujourd'hui plus qu'il n'a tué autrefois, c'est qu'il était moins dangereux pour nos ancêtres qui vivaient dans un monde moins pollué. Considération qui, bien entendu, nous amène à penser qu'il sera d'autant plus nécessaire, pour les temps futurs, de cesser de fumer.
Sans doute y a-t-il un moment où toutes ces réflexions, même si elles ont encore un sens, deviennent inutiles. Pareils arguments ne conduisent pas à la décision de ne plus fumer. Il me faut plutôt supprimer un geste habituel de ma vie quotidienne, celui de ne plus extraire une cigarette de son paquet.
J'entends les bruits de la maison, je ne trouve rien à dire de mon état, sinon que j'ai horriblement envie de fumer. Le plaisir du matin, celui que le fumeur ressent quand il allume sa première cigarette, oubliant que ce geste est le signe indubitable de sa dépendance. Un plaisir inouï, celui d'une douceur inespérée d'être là, dans le monde, au moment où l'aube fera lentement s'éclipser les ombres nocturnes. Comment puis-je croire qu'au troisième jour je serai sauvé, surtout après avoir triché ?
Je voudrais être quelques mois plus tard malgré ma réticence à anticiper mon existence. Ceux qui ont cessé de fumer n'ont pas l'air de souffrir quand on les voit plus tard. Ils sont heureux d'en être sortis. Mais sortis de quoi ? Sortis de la vie elle-même ? Ils ont trouvé une issue, même si cette issue ne mène nulle part.
Combattre la nervosité. Faire quelques exercices physiques. Boire de l'eau. Éviter d'avoir des hallucinations ; aucune cigarette ne vient d'apparaître dans le champ de ma vision. Se plonger dans l'inertie. Ne plus bouger.
S'enfoncer dans le large fauteuil, près de la cheminée. Attendre que le temps passe. Qu'il passe à son allure. Ne pas chercher à le bousculer. Il passera comme bon lui semble. Ne rien chercher à comprendre. Surtout ne plus réfléchir, se laisser entraîner jusqu'au vide. Le vide sans couleur, sans odeur. Toucher le fond, s'il y en a un. Toucher le fond, c'est l'image usuelle pour nous persuader que nous disposons d'une conscience toujours bien intentionnée parce qu'elle nous permet de rebondir. Et là, seulement là, imaginer, si c'est possible, ce que pourrait être une autre vie. Aussi courte puisse-t-elle paraître, une autre vie tout de même.
Mes doigts tremblent sur les accoudoirs. Ils ont l'air d'avoir acquis leur autonomie. Ce ne sont plus vraiment mes doigts. Je les reconnais pourtant, mais ils s'agitent selon leur bon vouloir, je ne peux rien pour les arrêter. Peut-être faut-il que mes membres se séparent, qu'ils redécouvrent leur liberté d'action, qu'ils se délivrent de la dépendance dans laquelle je les ai installés. Quand mes membres m'auront quitté, quand ils pourront aller où ils le désirent sans être soumis aux effets de la nicotine, ils m'entraîneront, ils me pousseront à venir les rejoindre, la tête libre, la tête légère, joyeuse. Je les regarde s'agiter, mes doigts, ils me font déjà des signes curieux comme s'ils m'indiquaient la voie à suivre.
Mes jambes sont lourdes, elles me portent à peine. Même si je quitte le fauteuil pour marcher, je ne sens pas encore leur liberté. Il faut que je m'occupe l'esprit. Je ne vais pas me mettre à regarder un par un les objets que je vois et surtout ce meuble en coin sur lequel je déposais mon paquet de cigarettes. Pense à autre chose ! telle est l'injonction habituelle donnée à l'enfant privé de son jouet préféré. Est-il possible de penser à autre chose quand l'objet premier de la pensée vient de vous être retiré ? C'est pire : ce qui n'était pas un objet pour la pensée le devient quand il est justement retiré. Et que peut bien être cet « autre chose » ? Quelle forme serait-il susceptible d'avoir ? N'est-il pas plus judicieux de persévérer à rester là, dans ce temps qui consiste à glisser vers « autre chose » ?
Ou se gratter comme un animal. Cela fait toujours du bien de se gratter les cheveux, les bras, le ventre, le sexe. S'ébrouer comme un canard qui sort de l'eau pour patauger sur le bord de la rivière. Pousser des cris, imiter le coucou, le chien, l'oie, la poule. La basse-cour, penser à cette basse-cour qui n'a pas la prétention de penser. L'oie court dans tous les sens, le cou tendu comme un sexe en folie.
Fumer, est-ce vraiment la bonne manière de reprendre ses esprits après le vertige de folles étreintes ? Regardez ces hommes qui s'assoient sur le bord du lit pour allumer une clope après avoir fait l'amour. À quoi pensent-ils ? Le bonheur qu'ils viennent de connaître ne devrait pourtant pas les pousser à fumer cette cigarette comme de piteux héros d'un jour, qui se retrouvent nez à nez avec une réalité devenue si décevante après l'extase amoureuse.
Le fauteuil en face de moi est vide. Il me suffit de faire venir quelqu'un pour entreprendre une conversation. Je cherche qui je pourrais bien inviter. Old Joe, le chameau de Camel ? Les pattes repliées, la bosse contre le dossier, la tête dressée vers moi au bout de son cou tendu. « Salut Old Joe ! »
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