Il allait traverser une rue calme quand son regard fut attiré par un kiosque sur lequel on avait placardé un nouvel avis à la population. Il craqua une allumette pour mieux lire. Un communiqué du ministère de la Justice : dans les régions proches du front, on avait institué des cours martiales mobiles pour lutter avec la dernière vigueur contre l’effondrement du moral au combat. Il sursauta et tourna la tête en entendant approcher brusquement un individu relativement âgé portant des vêtements de travail en coutil et qui se mit à lire le communiqué par-dessus son épaule. Il se brûla les doigts à la flamme de l’allumette, poussa un petit cri.
— ’Scusez, fit l’inconnu d’une voix grave. Je ne voulais pas vous faire peur. Je voulais simplement voir ce que ces frangins avaient encore inventé de nouveau.
Il se plaça à côté de lui, battit un briquet qu’il approcha de l’affiche et de sa main gantée suivit les lignes imprimées.
— Quiconque, épela-t-il à haute voix, tentera d’échapper à ses devoirs envers la communauté, et plus particulièrement par lâcheté ou intérêt personnel, devra immédiatement rendre compte de ses actes et sera jugé avec la plus extrême sévérité afin que la défaillance d’un individu ne porte pas préjudice à l’ensemble du Reich.
L’inconnu étouffa la flamme de son briquet dans sa paume, se retourna et le regarda.
— Vous savez ce que ça veut dire ?
Croyant que l’homme n’avait pas compris ce qu’il venait de lire, il s’apprêtait à lui répondre, mais celui-ci le devança :
— Pour moi, c’est parfaitement clair : le Führer vient de déclarer la guerre au peuple allemand.
Et sans même un salut, il tourna les talons pour disparaître dans l’obscurité.
Il y avait eu un nouveau raid pendant la nuit. Il se demanda ce qu’il pouvait bien rester à bombarder dans cette ville. Certainement plus les usines ou les maisons d’habitation détruites. Les raids étaient sans doute destinés à la population civile afin de briser son endurance. Il ne voyait pas d’autres raisons à ces bombardements incessants.
Il lui importait peu qu’ils réduisent le Reich allemand en poussière, mais pour l’amour du ciel qu’ils les laissent en vie, lui et cette merde à pattes. Quelque part dans le centre de la ville en ruine, dans un décor baigné de sang, il se vit avancer dans des vêtements en haillons vers un officier SS en uniforme noir, botté, impeccable. Il règne un silence de mort, le sol est jonché d’innombrables cadavres, les corneilles tracent leurs cercles sur les décombres fumants et ces deux hommes sont les derniers survivants de ce putain d’empire des Nibelungen. Ils marchent l’un vers l’autre, pistolet à la main, et il envoie d’abord une balle dans les couilles de ce porc de SS, la seconde est pour sa bouche, grande ouverte dans un hurlement de douleur muet. Happy end. Rideau.
Tôt le matin, il quitta sa planque pour se rendre au bureau de poste intact le plus proche. De nouveaux nuages de fumées pesaient sur la ville et s’étendaient sur les champs de ruines. Partout, pour la millième fois, des travaux de déblaiement, des camions de pompiers, des prisonniers de guerre, des soldats et des êtres désemparés. L’image familière, habituelle, de la guerre au quotidien.
Pendus aux restes d’un balcon, les corps sans vie de deux hommes, un écriteau en carton sur la poitrine. On les avait arrêtés pour pillage. À l’aide d’une échelle, quelques femmes essayaient d’atteindre les morts pour couper les cordes. Ce n’étaient pas les seuls suppliciés qu’il avait vus en ce matin froid. Une femme était pendue à l’auvent d’un magasin d’alimentation devant ce qu’il restait d’une devanture. Des denrées comestibles gisaient sous elle, éparpillées dans ses déjections. Cinq minutes plus tard, il tombait sur une poignée de gens qui entouraient sans un mot quatre soldats fusillés. Les corps déjetés étaient étendus devant une palissade en planches sur laquelle était fixé un couvercle de carton à chaussures où l’on avait écrit : « Lâches déserteurs ». Il ne s’était même pas arrêté et n’avait jeté qu’un bref coup d’œil aux dépouilles.
Au bureau de poste transféré dans les caves, il y avait une foule indescriptible. Il dut attendre plus d’une heure avant d’accéder à une cabine. Il demanda la liaison avec l’Office central pour la Sécurité du Reich et voulut parler d’urgence à Herr Ludwig Bideaux.
— Sa fonction, son grade ? demanda une voix féminine neutre dans l’écouteur qui crachotait.
— Je ne sais pas, je sais seulement qu’il travaille à l’Office.
— Je ne demande qu’à vous croire, mais dans quel service, quelle section, quel bureau ?
— Aucune idée.
— Bon, je vous passe le service du personnel.
Il entendit divers grésillements, puis une nouvelle voix de femme se manifesta.
— Service 1, bureau central I A du personnel, j’écoute.
— Heil Hitler, je cherche un certain Bideaux qui doit travailler chez vous, mais je ne sais ni dans quelle section, ni dans quel bureau. Pourriez-vous me dire où je peux le joindre ? C’est une question de vie ou de mort…
— Un moment, je vous prie…
Grésillements, crachotements, sonnerie lointaine, puis :
— Allô ? Vous m’entendez ? le SS-Hauptsturmführer Bideaux travaille à la section IV, bureau IV A 4, ne quittez pas…
Silence absolu dans l’écouteur.
— Office central pour la Sécurité du Reich, section IV, bureau IV A 4, Steinmann, bonjour.
Cette fois, il y avait un homme à l’autre bout de la ligne.
— Heil Hitler, il faut que je parle d’urgence au SS-Hauptsturmführer Bideaux, passez-le moi immédiatement.
Il s’était efforcé de prendre ce ton de commandement qui ne supportait aucune réplique, mais l’homme ne se laissa pas impressionner.
— Grade, nom, objet de l’appel ?
Il hésita un instant.
— SS-Hauptsturmführer… Breis… (Il s’éclaircit la gorge.) Pardon, Hauptsturmführer Breitenbach, — service 1, I A, il s’agit d’un problème concernant son dossier personnel.
— Un moment, s’il vous plaît… Non, désolé le Hauptsturmführer n’est pas dans son bureau.
— Où puis-je le joindre ? Quand sera-t-il là ?
— Désolé, je ne peux absolument rien vous dire par téléphone. Streng verboten. Heil Hitler.
Nouveau cul-de-sac. De rage, il claqua l’écouteur sur la fourche. Mais il avait tout de même appris que Bideaux vivait encore et que cette crevure était toujours à Berlin.
Il s’éloigna de la cabine téléphonique et joua des coudes jusqu’à l’escalier qui menait à la sortie. Quelque chose lui dit de se méfier des trois hommes en civil qui descendaient vers les guichets embouteillés tout en épiant attentivement ce qui se passait autour d’eux. Il se glissa de nouveau dans la file d’attente des cabines, mais trébucha et faillit tomber, provoquant une certaine agitation. Quand il se retourna, il vit qu’un des hommes le regardait fixement. Menton levé pour mieux voir par-dessus les têtes, il se frayait un passage dans sa direction.
— Ne bougez pas ! Oui, vous, là !
Le doute n’était plus permis. C’est lui qui était visé.
— Restez où vous êtes, immédiatement ! Halte ! Gestapo !
Il fendit brutalement la foule qui ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Il entendit des jurons derrière lui. Il enjamba un comptoir, écarta un employé, zigzagua entre des tables, des chaises, évita des piles de colis, fonça vers une porte ouverte tandis que son poursuivant escaladait bruyamment le guichet. Il claqua la porte derrière lui, traversa un entrepôt et se précipita dans un petit corridor qui aboutissait à une porte en métal. Tout en l’ouvrant, il jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule et vit le gestapiste pénétrer dans l’entrepôt en jurant puis filer vers l’étroit couloir.
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