Richard Birkefeld - Deux dans Berlin

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Hiver 1944. Dans un hôpital militaire, Hans-Wilhelm Kälterer, un ancien des services de renseignements de la SS, se remet d'une blessure par balle. Il sait que la guerre est perdue et qu'il doit se racheter une conscience. Il rejoint la police criminelle de Berlin où il est chargé d'enquêter sur le meurtre d'un haut dignitaire nazi. Dans le même temps, Ruprecht Haas s'évade de Buchenwald à la faveur d’un raid aérien, et regagne la capitale pour retrouver les siens, bien décidé à se venger de ceux qui l'ont dénoncé. Tandis que Berlin agonise au rythme des bombardements alliés et de l'avancée inéluctable des troupes soviétiques, une chasse à l'homme sans merci s'engage. Car, de ces deux hommes au milieu du chaos, un seul doit survivre.
Magnifiquement documenté, passionnant, original : du grand polar ! François Forestier, Le Nouvel Observateur.

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Il aurait dû se taire. Peut-être lui aurait-elle pardonné une fois encore. Peut-être tout serait-il redevenu comme avant. Une demande de mutation peut-être, et elle aurait été satisfaite. Mais il n’avait pu s’empêcher de crier.

— C’est ton cureton préféré qui t’as dicté ça, hein, celui pour qui tu joues bien gentiment de l’orgue tous les dimanches. Tu n’as aucune idée de ce qui se passe sur le front. Je n’ai rien à me reprocher. Rien dont je ne puisse me justifier, rien qui ne m’ait été clairement ordonné. Rien, tu m’entends !

Cet éclat avait été sa perte, il avait perdu son mariage, leur vie commune, et Merit.

Elle s’était levée d’un bond, lui avait demandé en le toisant bras croisés :

— Et qu’est-ce qui se passe avec les Juifs ? Est-ce qu’il te suffit de prétexter un ordre pour justifier cela, Hans ?

Il n’avait pas répondu, juste essayé de réprimer le tremblement de ses mains, tandis que Merit poursuivait à voix basse.

— Ils raflent les Juifs. Tous les Juifs doivent quitter Berlin. Presque chaque semaine, des convois entiers partent pour l’Est. Dans notre rue, deux familles ont été emmenées. Les Hausner du 144 avec leurs deux garçons, les autres, je ne les connaissais pas. Je l’ai vu de mes propres yeux, ceux qui ont embarqué les Hausner, c’étaient des gestapistes comme toi. Et ne me dis pas qu’ils sont partis de leur plein gré, M me Hausner hurlait.

— Ça ne me regarde pas.

— Qu’est-ce qui ne te regarde pas, Hans ?

— Ce dont tu parles.

— Est-ce qu’on déporte vraiment les Juifs vers l’Est ? Ce qui se dit est-il exact ?

Elle l’avait regardé de ses yeux bruns.

— Je ne m’occupe pas de ça, Merit, je n’ai rien à voir avec ça…

Il secouait doucement la tête.

— Vous les tuez tous. L’an passé déjà, des milliers de Juifs ont été assassinés près de Kiev. Et maintenant, c’est au tour des Juifs de Berlin.

À présent encore, il revoyait la mine effrayée de Merit, ses lèvres pincées, les larmes qui coulaient lentement sur ses joues maigres, les gestes de colère avec lesquels elle éloignait les mèches rebelles de son front. Il n’avait su que répondre.

— Et toi ? Toi, tu dis que ça ne te regarde pas, que tu n’es pas concerné, que tu ne t’en es pas occupé. Tu portes des œillères ou tu es aveugle ?

— Merit, je…

Il essaya de nouveau de la toucher, mais elle le repoussa violemment.

— Si tu ne fais pas partie personnellement des tueurs, tu leur ouvres la voie et tu les couvres. Il n’y a pas d’excuses. Tu l’as dit toi-même. Tu es un rouage d’une seule et même machine. Vous favorisez ces crimes.

Elle courut à la cuisine en pleurant et se moucha. Quand elle revint, elle tenait en main un torchon à vaisselle avec lequel elle voulut sécher ses yeux rougis, mais elle ne cessa pas de pleurer. Il voulut dire quelque chose, mais elle l’interrompit aussitôt.

— On ne peut pas continuer comme ça. Je ne te supporte plus, Hans. Je veux que tu disparaisses, quitte cet appartement et va au mess rejoindre tes amis.

Et ça avait été la fin. Il avait fait demi-tour sur les talons, avait repris sa valise restée dans l’entrée et quitté l’appartement sans un mot, en faisant sonner son pas.

Le bar de l’hôtel était complet à présent, en ébullition. On hurlait des chansons de soldats à quatre temps cognées sur le piano. Des voix avinées et enrouées accompagnaient les mélodies en braillant.

Il paya la seconde canette de bière directement au bar et commanda une bouteille de marc. Il ne supportait plus ces soirées entre camarades, au cours desquelles on trinquait pour se donner du courage. Il n’y avait aucune excuse, Merit avait bien raison. Ils étaient tous complices, embringués dans cette guerre. Il y avait ceux qui s’étaient laissé entraîner, puis les carriéristes, les idiots enfin. Tous avaient des taches de boue sur la veste blanche de leur uniforme de parade. La beuverie et cette espèce d’autoglorification ne pouvaient pas masquer les crimes. L’heure de vérité approchait, même si cette bande d’ivrognes forts en gueule ne voulaient pas encore l’accepter.

Il monta dans sa chambre, déboucha la bouteille et avala le contenu d’un verre dans l’obscurité, debout à la fenêtre. Sans ce couvre-feu, il aurait sans doute pu distinguer la coupole de la synagogue de la Orianenburger Strasse. La nuit où les synagogues avaient été incendiées, elle avait été à peine endommagée.

Il était retourné encore une fois chez Merit quelque temps plus tard, mais il la dégoûtait trop. Elle ne le laissa entrer que le temps de rassembler quelques affaires. Il ne lui avait plus jamais parlé, n’avait plus jamais entendu parler d’elle. Mais quoi qu’il fît, il ne pouvait la chasser de ses pensées. Elle était toujours avec lui, un reproche vivant, quotidien. « Que fais-tu à l’Est ? Il n’y a aucune excuse. » Elle avait raison. Mais il avait continué de faire son travail. Jour après jour, les tâches étaient devenues de plus en plus écœurantes, et ce qu’il voyait de plus en plus horrible. Une lutte sans fin. Sans refuge douillet à l’horizon : il avait perdu Merit, son grand soutien.

Il ne voyait plus d’issue.

23

Il avait retourné tout l’appartement. Il finit par trouver ce qu’il cherchait dans la chambre à coucher : de l’argent liquide et des cartes d’alimentation. Il enjamba les tiroirs renversés, les sous-vêtements et le linge de maison éparpillés çà et là, où l’on distinguait encore les plis du repassage, piétina les draps blancs de ses bottes sales, donna un coup de pied dans une pile de serviettes qui allèrent s’écraser de l’autre côté du lit.

D’où pouvaient-ils bien tenir toutes ces belles choses — les nappes finement damassées, les dentelles de Bruges, les lourds Gobelins et ce mobilier précieux réparti dans tout l’appartement ? Après avoir été ruinés par le bombardement, ils étaient donc en si peu de temps installés comme Lotti et lui après des années d’économies draconiennes. Pourtant, ils ne devaient certainement pas rouler sur l’or : le magasin — son magasin — avait été détruit lui aussi, et il était certain que l’étal qu’ils tenaient au marché ne devait pas rapporter gros, surtout maintenant — il avait été épicier assez longtemps pour le savoir. Quelque chose ne collait pas dans tout cela.

Il ramassa une taie d’oreiller, la fit glisser entre ses doigts jusqu’à ce qu’il sente le chiffre brodé aux initiales artistiquement entrelacées : RF. Ce n’étaient pas celles de la maîtresse de maison. Il fouilla encore parmi le linge, trouva un mouchoir liseré de dentelle. Rachel Friedländer. Le monogramme avait été brodé avec un minuscule fil bleu foncé.

Il lâcha le mouchoir et se tourna vers le lit conjugal. Il jeta les coussins d’apparat aux plis fins, souleva la courtepointe piquée au motif floral et se mit à la recherche d’autres caches sous les édredons, les coussins et les draps. Il ne trouva rien ; rien non plus derrière le cadre doré du tableau d’une scène bucolique accroché au-dessus du lit. C’était tout — il n’y avait plus rien d’intéressant ici.

Il enjamba une pile de chaussettes pour homme et se dirigeait vers la porte quand il aperçut une enveloppe encore partiellement collée au fond d’une boîte à chaussures qu’il avait dénichée dans l’armoire, à moitié emballée dans un papier à fleurs. Il s’assit sur le lit, la détacha et la décacheta du pouce.

Une demi-douzaine de photos s’en échappèrent. Elles avaient dû être prises dans l’atelier d’un camp de concentration : les femmes portaient toutes la tenue rayée de déportée quand elles avaient quelque chose sur elles… Il eut soudain un goût amer dans la bouche, ressentit de violentes crispations d’estomac. Il avait sous les yeux des dos courbés, des visages défigurés par la peur, des rangées de corps de femmes dénudées, honteuses, qui tentaient vainement de dissimuler leurs poitrines, des gardiens SS ricanants qui se faisaient sucer, regardaient l’objectif avec des poses théâtrales exagérées. Sur plusieurs photos, on reconnaissait au premier plan des bottes à haute tige encadrant une détenue à quatre pattes sur le sol qui fixait un chien-loup, les yeux écarquillés de peur.

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