« Ah ! que la douceur de notre liaison privilégiée soit un baume sacré sur ta blessure, ô mon ami !
« D. »
Sans attendre, Jacques avait griffonné en marge :
« Pardonne, très cher amour ! C'est la faute de mon caractère violent, exagéré, fantasque ! Je passe du plus sombre découragement aux plus futiles espérances : à fond de cale, et, l'instant d'après, emballé jusqu'aux nues ! ! N'aimerai-je donc jamais rien de suite ? (si ce n'est : toi ! !) (et mon ART ! ! !) Tel est mon destin ! Acceptes-en l'aveu !
« Je t'adore pour ta générosité, pour ta sensibilité de fleur, pour le sérieux que tu mets dans toutes tes pensées, dans toutes tes actions, et jusque dans les élans de l'amour. Toutes tes tendresses, tous tes émois, je les endure en même temps que toi ! Rendons grâce à la Providence de nous être aimés, et que nos cœurs, ravagés de solitude, aient pu s'unir dans une étreinte si indissoluble !
« Ne m'abandonne jamais !
« Et souvenons-nous éternellement que nous avons l'un dans l'autre
« l'objet passionné de
« NOTRE AMOUR !
« J. »
Deux longues pages de Daniel : une écriture haute et ferme :
« Ce lundi 7 avril.
« Mon ami,
« J'aurai quatorze ans demain. L'an dernier je murmurais : quatorze ans… — comme dans un beau rêve insaisissable. Le temps passe et nous flétrit. Et, au fond, rien ne change. Toujours nous-mêmes. Rien n'est changé, si ce n'est que je me sens découragé et vieilli.
« Hier soir, en me couchant, j'ai pris un volume de Musset. La dernière fois, dès les premiers vers, je frissonnais, et parfois même des larmes s'échappaient de mes yeux. Hier, pendant de longues heures d'insomnie, je m'exaltais et ne sentais rien venir. Je trouvais les phrases bien coupées, harmonieuses… Ô sacrilège ! Enfin le sentiment poétique s'est réveillé en moi, avec un torrent de pleurs délicieux, et j'ai vibré enfin.
« Ah ! pourvu que mon cœur ne se dessèche pas ! J'ai peur que la vie m'endurcisse le cœur et les sens. Je vieillis. Déjà les grandes idées de Dieu, l'Esprit, l'Amour, ne battent plus dans ma poitrine comme jadis, et le Doute rongeur me dévore quelquefois. Hélas ! pourquoi ne pas vivre de toute la force de notre âme, au lieu de raisonner ? Nous pensons trop ! J'envie la vigueur de la jeunesse, qui s'élance au péril sans rien voir, sans tant réfléchir ! Je voudrais pouvoir, les yeux fermés, me sacrifier à une Idée sublime, à une Femme idéale et sans souillure, au lieu d'être toujours replié sur moi ! Ah, c'est affreux, ces aspirations sans issue !..
« Tu me félicites de mon sérieux. C'est ma misère, au contraire, c'est mon destin maudit ! Je ne suis pas comme l'abeille butineuse qui s'en va sucer le miel d'une fleur, puis d'une autre fleur. Je suis comme le noir scarabée qui s'enferme au sein d'une seule rose, et vit en elle jusqu'à ce qu'elle ferme ses pétales sur lui, et, étouffé dans cette suprême étreinte, il meurt entre les bras de la fleur qu'il a élue.
« Aussi fidèle est mon attachement pour toi, ô mon ami ! Tu es la tendre rose qui s'est ouverte pour moi sur cette terre désolée. Ensevelis mon noir chagrin au plus creux de ton cœur ami !
« D. «
P.-S. — Pendant les vacances de Pâques, tu pourras sans crainte écrire chez moi. Ma mère respecte toutes mes épistoles. (Pas cependant des choses extraordinaires !) « J'ai fini
la Débâcle de Zola, je peux te la prêter. J'en suis encore ému et frissonnant. C'est beau de puissance et de profondeur. J'ai commencé
Werther. Ah, mon ami, voilà enfin le livre des livres ! J'ai pris aussi
Elles et lui de Gyp, mais je lirai
Werther avant. « D. »
Jacques lui avait envoyé ces lignes sévères :
« Pour la quatorzième année de mon ami :
« Il y a dans l'univers un homme qui, le jour, souffre des tourments indicibles, et qui, la nuit, ne peut dormir ; qui sent dans son cœur un vide affreux que n'a pu remplir la volupté ; dans sa tête, un bouillonnement de toutes ses facultés ; qui, au milieu des plaisirs, parmi tous les gais convives, sent tout à coup la solitude aux ailes sombres planer sur son cœur ; il y a dans l'univers un homme qui n'espère rien, qui ne craint rien, qui déteste la vie et n'a pas la force de la quitter : cet homme, c'est CELUI QUI NE CROIT PAS EN DIEU ! ! !
« P.-S. — Garde ceci. Tu le reliras quand tu seras ravagé et que tu clameras en vain dans les ténèbres.
« J. »
« As-tu travaillé pendant les vacances ? » questionnait Daniel sur le haut d'une page.
Et Jacques avait répondu :
« J'ai achevé, dans le genre de mon Harmodius et Aristogiton, un poème, qui commence d'une façon assez chic :
Ave Cæsar ! Voici la Gauloise aux yeux bleus…
Pour toi, la danse aimée de sa patrie perdue !
Comme un lotus des fleuves sous le vol neigeux des cygnes.
Sa taille ploie dans un frisson…
Empereur !.. Ses lourdes épées étincellent…
Vois ! C'est une danse de son pays !..
« Etc., etc. Et qui se termine ainsi :
— Mais tu pâlis, Cæsar ! Hélas ! Trois fois hélas !
À sa gorge a mordu la pointe des épées !
La coupe échappe… Ses yeux sont clos…
La voici toute ensanglantée
La danse nue des soirs baignés de lune !
Devant le grand feu clair qui palpite au bord du lac,
Voici la danse terminée
De la Guerrière blonde au festin de Cæsar !
« J'appelle ça l'Offrande Pourpre, et j'ai une danse mimée qui va avec. Je voudrais la dédier à la divine Loïe Fuller, pour qu'elle la danse à l'Olympia. Crois-tu qu'elle le ferait ?
« Depuis quelques jours j'avais cependant pris l'irrévocable décision de revenir au vers régulier et à la rime des grands classiques. (En somme, je crois que je les avais méprisés parce que c'est plus difficile.) J'ai commencé une ode en strophes rimées, sur le martyr dont je t'avais parlé ! voici le début :
AU R. P. PERBOYRE, LAZARISTE
Martyrisé en Chine le 20 nov. 1839
Béatifié en janvier 1889.
Salut, ô prêtre saint, dont le touchant martyre
Fait frissonner d'horreur, le monde épouvanté !
Permets que mes accords te chantent sur ma lyre,
Héros de notre chrétienté.
« Mais, depuis hier soir, je crois que ma vraie vocation sera d'écrire, non des poèmes, mais des nouvelles, et si j'en ai la patience, des romans. Je suis travaillé par un grand sujet. Écoute :
« Une jeune fille, enfant de grand artiste, née dans le coin d'un atelier, artiste elle-même (c'est-à-dire un peu légère de genre, mais faisant résider son idéal non dans la vie de famille mais dans l'expression du Beau) ; elle est aimée par un jeune homme sentimental mais bourgeois, que sa beauté sauvage a fasciné. Mais bientôt ils se haïssent passionnément et se quittent, lui pour la vie de famille chaste avec une petite provinciale, et elle, éplorée d'amour, s'enfonce dans la débauche (ou consacre son génie à Dieu, je ne sais pas encore). Voilà mon idée : qu'en pense l'ami ?
« Ah, vois-tu, ne rien faire d'artificiel, suivre sa nature, et quand on se sent né pour créer, se considérer comme ayant en ce monde la plus grave et la plus belle des missions, un grand devoir à accomplir. Oui ! Être sincère ! Être sincère en tout, et toujours ! Ah, comme cette pensée me poursuit cruellement ! Mille fois j'ai cru apercevoir en moi cette fausseté des faux artistes, des faux génies, dont parle Maupassant dans Sur l'eau. Mon cœur se soulevait de dégoût. Ô mon très cher, comme je remercie Dieu de t'avoir donné à moi, comme nous aurons besoin éternellement l'un de l'autre pour bien nous connaître nous-mêmes et ne jamais nous faire illusion sur notre véritable génie !
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