Le pasteur fit face au levant. Des fonds obscurs de la nuit, une ample nappe de lumière montait vers lui, une lumière rosée, qui bientôt rayonna dans tout le ciel. La nature entière s'éveillait ; des milliards de molécules joyeuses scintillaient dans l'air matinal. Et, tout à coup, un souffle nouveau gonfle sa poitrine, une force surhumaine le pénètre, le soulève, le grandit démesurément. Il prend en un instant conscience de possibilités sans limites : sa pensée commande à l'univers : il peut tout oser, il peut crier à cet arbre : Frémis ! et il frémira ; à cette enfant : Lève-toi ! et elle ressuscitera. Il étend le bras ; et soudain, prolongeant son geste, le feuillage de l'avenue palpite : de l'arbre qui est à ses pieds, une nuée d'oiseaux s'échappent avec des pépiements d'ivresse.
Alors il s'approche du lit, pose la main sur les cheveux de la mère agenouillée, et s'écrie :
— « Alléluia, dear ! Le total nettoyage est accompli ! » Il s'avance vers Jenny.
— « Les ténèbres sont expulsées ! Donnez-moi vos mains, mon doux cœur. » Et l'enfant, qui depuis deux jours ne comprend presque plus les paroles, présente ses mains. « Regardez-moi ! » Et les yeux hagards, qui ne semblaient plus voir, se fixent sur lui. « Il te délivrera de la mort, et les bêtes de la terre seront en paix avec toi. Vous êtes en santé, petite chose ! Il n'y a plus de ténèbres ! Gloire à Dieu ! Priez ! » Le regard de l'enfant a retrouvé une expression consciente : elle remue les lèvres ; il semble vraiment qu'elle tente un effort pour prier. « Maintenant, my darling, laissez descendre les paupières. Doucement… C'est bien… Dormez, my darling, vous n'avez plus contrariété ! Il faut dormir de joie ! »
Quelques minutes plus tard, pour la première fois depuis cinquante heures, Jenny sommeillait. La tête immobile s'enfonçait mollement dans l'oreiller ; l'ombre des cils s'allongeait sur les joues, et les lèvres laissaient passer une haleine égale. Elle était sauvée.
C'était un cahier de classe en toile grise, choisi pour aller et venir entre Jacques et Daniel, sans attirer l'attention du professeur. Les premières pages étaient barbouillées d'inscriptions comme :
« Quelles sont les dates de Robert le Pieux ? »
« Écrit-on rapsodie ou rhapsodie ? »
« Comment traduis-tu eripuit ? »
D'autres étaient chargées de notes et de corrections qui devaient se rapporter à des poèmes de Jacques, écrits sur feuilles volantes.
Bientôt une correspondance suivie s'établissait entre les deux écoliers.
La première lettre un peu longue était de Jacques :
« Paris, Lycée Amyot, en classe de troisième A, sous l'œil soupçonneux de QQ', dit Poil-de-Cochon, le lundi dix-septième jour de mars, à 3 h. 31 min. 15 sec.
« Ton état d'âme est-il l'indifférence, la sensualité, ou l'amour ? Je penche plutôt pour le troisième état, qui t'est plus naturel que les autres.
« Quant à moi, plus j'étudie mes sentiments, plus je vois que l'homme
EST UNE BRUTE,
et que l'amour seul peut l'élever. C'est le cri de mon cœur blessé, il ne me trompe pas ! Sans toi, ô mon très cher, je ne serais qu'un cancre, qu'un crétin. Si je vibre à l'Idéal, c'est à toi que je le dois !
« Je n'oublierai jamais ces moments, trop rares, hélas, et trop courts, où nous sommes entièrement l'un à l'autre. Tu es mon seul amour ! Je n'en aurai jamais d'autre, car mille souvenirs passionnés de toi m'assailliraient aussitôt. Adieu, j'ai la fièvre, mes tempes battent, mes yeux se troublent. Rien ne nous séparera jamais, n'est-ce pas ? Oh, quand, quand serons-nous libres ? Quand pourrons-nous vivre ensemble, voyager ensemble ? J'adorerai les pays étrangers ! Recueillir ensemble des impressions immortelles et, ensemble les transformer en poèmes, lorsqu'elles sont encore chaudes !
« Je n'aime pas attendre. Écris-moi le plus tôt possible. Je veux que tu m'aies répondu avant 4 heures si tu m'aimes comme je t'aime ! !
« Mon cœur étreint ton cœur, ainsi que Pétrone étreignait sa divine Eunice !
« Vale et me ama !
« J. »
À quoi Daniel avait répondu sur le feuillet suivant :
« Je sens que j'aurais beau vivre seul sous un autre ciel, le lien vraiment unique, qui unit nos deux âmes, me ferait quand même deviner tout ce que tu deviens. Il me semble que les jours ne passent pas sur notre intime union.
« Te dire le plaisir que m'a fait ta lettre, c'est impossible. N'étais-tu pas mon ami, et n'es-tu pas devenu plus encore ? la vraie moitié de moi-même ? N'ai-je pas contribué à former ton âme comme tu as contribué à former la mienne ? Dieu, que je sens tout cela vrai et fort, en t'écrivant ! Je vis ! Et tout vit en moi, corps, esprit, cœur, imagination, grâce à ton attachement, dont je ne douterai jamais, ô mon vrai et seul ami !
« D. «
P.-S. — J'ai décidé ma mère à bazarder mon vélo qui est vraiment trop clou. «
Tibi, « D. »
Une autre lettre de Jacques :
« Ô dilectissime !
« Comment peux-tu être tantôt gai et tantôt triste ? Moi, dans mes plus folles gaietés, je suis parfois la proie d'un amer souvenir. Non, jamais plus, je le sens, je ne saurai être gai et frivole ! Devant moi se dressera toujours le spectre d'un inaccessible Idéal !
« Ah, parfois je comprends l'extase de ces nonnes pâles au visage exsangue, qui passent leur vie hors de ce monde trop réel ! Avoir des ailes, pour les briser, hélas, contre les barreaux d'une prison ! Je suis seul dans un univers hostile, mon père bien-aimé ne me comprend pas. Je ne suis pas bien vieux, cependant, et déjà derrière moi, que de plantes brisées, que de rosées devenues pluies, que de voluptés inassouvies, que d'amers désespoirs !..
« Pardonne-moi, mon amour, d'être aussi lugubre en ce moment. Je suis en voie de formation sans doute : mon cerveau bouillonne, et mon cœur aussi (plus fort même encore, si c'est possible). Restons unis. Nous éviterons ensemble les écueils, et ce tourbillon qu'on nomme plaisirs.
« Tout s'est évanoui dans mes mains, mais il me reste la volupté d'être voué à toi, ô élu de mon cœur ! ! !
« J. «
P.-S. — Je termine en hâte cette missive, pressé par ma récitation dont je ne sais pas le premier mot. Zut ! « Ô mon amour, si je ne t'avais pas, je crois que je me tuerais ! « J »
Daniel avait répondu aussitôt :
« Tu souffres, ami ?
« Pourquoi, toi, si jeune, ô mon ami très cher, toi, si jeune, pourquoi maudire la vie ? Sacrilège ! Ton âme, dis-tu, est enchaînée à la terre ? Travaille ! Espère ! Aime ! Lis !
« Comment te consolerai-je du tourment qui accable ton âme ? Quel remède à ces cris de découragement ? Non, mon ami, l'Idéal n'est pas incompatible avec la nature humaine. Non, ce n'est pas seulement une chimère enfantée à travers quelque rêve de poète ! L'Idéal, pour moi, (c'est difficile à expliquer) mais, pour moi, c'est mêler du grand aux plus humbles choses terrestres ; c'est faire grand tout ce qu'on fait ; c'est le développement complet de tout ce que le Souffle Créateur a mis en nous comme facultés divines. Me comprends-tu ? Voilà l'Idéal, tel qu'il réside au fond de mon cœur.
« Enfin, si tu en crois un ami fidèle jusqu'au trépas, qui a beaucoup vécu parce qu'il a beaucoup rêvé et beaucoup souffert ; si tu en crois ton ami qui n'a jamais voulu que ton bonheur, il faut te répéter que tu ne vis pas pour ceux qui ne peuvent te comprendre, pour le monde extérieur qui te méprise, pauvre enfant, mais pour quelqu'un (moi) qui ne cesse de penser à toi, et de sentir comme toi et avec toi sur toutes choses !
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