– Eh bien? demanda La Ramée tout frissonnant.
– Eh bien! La Ramée, qui est un gourmand, voit ces pâtés, trouve qu’ils ont meilleure mine que ceux de ses prédécesseurs, vient m’offrir de m’en faire goûter. J’accepte, à la condition que La Ramée en goûtera avec moi. Pour être plus à l’aise, La Ramée écarte les gardes et ne conserve que Grimaud pour nous servir. Grimaud est l’homme qui m’a été donné par un ami, ce serviteur avec lequel je m’entends, prêt à me seconder en toutes choses. Le moment de ma fuite est marqué à sept heures. Eh bien! à sept heures moins quelques minutes…
– À sept heures moins quelques minutes?… reprit La Ramée, auquel la sueur commençait à perler sur le front.
– À sept heures moins quelques minutes, reprit le duc en joignant l’action aux paroles, j’enlève la croûte du pâté. J’y trouve deux poignards, une échelle de corde et un bâillon. Je mets un des poignards sur la poitrine de La Ramée et je lui dis: «Mon ami, j’en suis désolé, mais si tu fais un geste, si tu pousses un cri, tu es mort!»
Nous l’avons dit, en prononçant ces derniers mots, le duc avait joint l’action aux paroles. Le duc était debout près de lui et lui appuyait la pointe d’un poignard sur la poitrine avec un accent qui ne permettait pas à celui auquel il s’adressait de conserver de doute sur sa résolution.
Pendant ce temps Grimaud, toujours silencieux, tirait du pâté le second poignard, l’échelle de corde et la poire d’angoisse.
La Ramée suivait des yeux chacun de ces objets avec une terreur croissante.
– Oh! Monseigneur, s’écria-t-il en regardant le duc avec une expression de stupéfaction qui eût fait éclater de rire le prince dans un autre moment, vous n’aurez pas le cœur de me tuer!
– Non, si tu ne t’opposes pas à ma fuite.
– Mais, Monseigneur, si je vous laisse fuir, je suis un homme ruiné.
– Je te rembourserai le prix de ta charge.
– Et vous êtes bien décidé à quitter le château?
– Pardieu!
– Tout ce que je pourrais vous dire ne vous fera pas changer de résolution?
– Ce soir, je veux être libre.
– Et si je me défends, si j’appelle, si je crie?
– Foi de gentilhomme, je te tue.
En ce moment la pendule sonna.
– Sept heures, dit Grimaud, qui n’avait pas encore prononcé une parole.
– Sept heures, dit le duc, tu vois, je suis en retard.
La Ramée fit un mouvement comme pour l’acquit de sa conscience.
Le duc fronça le sourcil, et l’exempt sentit la pointe du poignard qui, après avoir traversé ses habits, s’apprêtait à lui traverser la poitrine.
– Bien, Monseigneur, dit-il, cela suffit. Je ne bougerai pas.
– Hâtons-nous, dit le duc.
– Monseigneur, une dernière grâce.
– Laquelle? Parle, dépêche-toi.
– Liez-moi bien, Monseigneur.
– Pourquoi cela, te lier?
– Pour qu’on ne croie pas que je suis votre complice.
– Les mains! dit Grimaud.
– Non pas par devant, par derrière donc, par derrière!
– Mais avec quoi? dit le duc.
– Avec votre ceinture, Monseigneur, reprit La Ramée.
Le duc détacha sa ceinture et la donna à Grimaud, qui lia les mains de La Ramée de manière à le satisfaire.
– Les pieds, dit Grimaud.
La Ramée tendit les jambes, Grimaud prit une serviette, la déchira par bandes et ficela La Ramée.
– Maintenant mon épée, dit La Ramée; liez-moi donc la garde de mon épée.
Le duc arracha un des rubans de son haut-de-chausses, et accomplit le désir de son gardien.
– Maintenant, dit le pauvre La Ramée, la poire d’angoisse, je la demande; sans cela on me ferait mon procès parce que je n’ai pas crié. Enfoncez, Monseigneur, enfoncez.
Grimaud s’apprêta à remplir le désir de l’exempt, qui fit un mouvement en signe qu’il avait quelque chose à dire.
– Parle, dit le duc.
– Maintenant, Monseigneur, dit La Ramée, n’oubliez pas, s’il m’arrive malheur à cause de vous, que j’ai une femme et quatre enfants.
– Sois tranquille. Enfonce, Grimaud.
En une seconde La Ramée fut bâillonné et couché à terre, deux ou trois chaises furent renversées en signe de lutte. Grimaud prit dans les poches de l’exempt toutes les clefs qu’elles contenaient, ouvrit d’abord la porte de la chambre où ils se trouvaient, la referma à double tour quand ils furent sortis, puis tous deux prirent rapidement le chemin de la galerie qui conduisait au petit enclos. Les trois portes furent successivement ouvertes et fermées avec une promptitude qui faisait honneur à la dextérité de Grimaud. Enfin l’on arriva au jeu de paume. Il était parfaitement désert, pas de sentinelles, personne aux fenêtres.
Le duc courut au rempart et aperçut de l’autre côté des fossés trois cavaliers avec deux chevaux en main. Le duc échangea un signe avec eux, c’était bien pour lui qu’ils étaient là.
Pendant ce temps, Grimaud attachait le fil conducteur.
Ce n’était pas une échelle de corde, mais un peloton de soie, avec un bâton qui devait se passer entre les jambes et se dévider de lui-même par le poids de celui qui se tenait dessus à califourchon.
– Va, dit le duc.
– Le premier, Monseigneur? demanda Grimaud.
Sans doute, dit le duc; si on me rattrape, je ne risque que la prison; si on t’attrape, toi, tu es pendu.
– C’est juste, dit Grimaud.
Et aussitôt Grimaud, se mettant à cheval sur le bâton, commença sa périlleuse descente; le duc le suivit des yeux avec une terreur involontaire; il était déjà arrivé aux trois quarts de la muraille, lorsque tout à coup la corde cassa. Grimaud tomba précipité dans le fossé.
Le duc jeta un cri, mais Grimaud ne poussa pas une plainte; et cependant il devait être blessé grièvement, car il était resté étendu à l’endroit où il était tombé.
Aussitôt un des hommes qui attendaient se laissa glisser dans le fossé, attacha sous les épaules de Grimaud l’extrémité d’une corde, et les deux autres, qui en tenaient le bout opposé, tirèrent Grimaud à eux.
– Descendez, Monseigneur, dit l’homme qui était dans la fosse; il n’y a qu’une quinzaine de pieds de distance et le gazon est moelleux.
Le duc était déjà à l’œuvre. Sa besogne à lui était plus difficile, car il n’avait plus de bâton pour se soutenir; il fallait qu’il descendît à la force des poignets, et cela d’une hauteur d’une cinquantaine de pieds. Mais, nous l’avons dit, le duc était adroit, vigoureux et plein de sang-froid; en moins de cinq minutes, il se trouva à l’extrémité de la corde; comme le lui avait dit le gentilhomme, il n’était plus qu’à quinze pieds de terre. Il lâcha l’appui qui le soutenait et tomba sur ses pieds sans se faire aucun mal.
Aussitôt il se mit à gravir le talus du fossé, au haut duquel il trouva Rochefort. Les deux autres gentilshommes lui étaient inconnus. Grimaud, évanoui, était attaché sur un cheval.
– Messieurs, dit le prince, je vous remercierai plus tard; mais à cette heure, il n’y a pas un instant à perdre, en route donc, en route! qui m’aime, me suive!
Et il s’élança sur son cheval, partit au grand galop, respirant à pleine poitrine, et criant avec une expression de joie impossible à rendre:
– Libre!… Libre!… Libre!…
XXVI. D’Artagnan arrive à propos
D’Artagnan toucha à Blois la somme que Mazarin, dans son désir de le revoir près de lui, s’était décidé à lui donner pour ses services futurs.
De Blois à Paris il y avait quatre journées pour un cavalier ordinaire. D’Artagnan arriva vers les quatre heures de l’après-midi du troisième jour à la barrière Saint-Denis. Autrefois il n’en eût mis que deux. Nous avons vu qu’Athos, parti trois heures après lui, était arrivé vingt-quatre heures auparavant.
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