Stendhal - Le rouge et le noir

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Julien Sorel, simple fils de charpentier, hanté par le mythe napoléonien espère satisfaire sa soif d'ambition par une carrière ecclésiastique. Mais c'est dans l'amour qu'il va trouver la voie de sa réussite sociale. Mais sa raison l'emporte sur ces calculs et se dévoile alors le sens de la vie. Ce roman reste une oeuvre phare du romantisme français et un exemple de la recherche du bonheur.

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Ah! ceci est une antithèse! pensa-t-il, et, pendant un grand quart d’heure que dura encore la scène que lui faisait Mathilde, il ne songea qu’à Mme de Rênal. Malgré lui, et quoique répondant souvent à ce que Mathilde lui disait, il ne pouvait détacher son âme du souvenir de la chambre à coucher de Verrières. Il voyait la gazette de Besançon sur la courte-pointe de taffetas orange. Il voyait cette main si blanche qui la serrait d’un mouvement convulsif; il voyait Mme de Rênal pleurer… Il suivait la route chaque larme sur cette figure charmante.

Mlle de La Mole, ne pouvant rien obtenir de Julien, fit entrer l’avocat. C’était heureusement un ancien capitaine de l’armée d’Italie de 1796, où il avait été camarade de Manuel.

Pour la forme, il combattit la résolution du condamné. Julien, voulant le traiter avec estime, lui déduisit toutes ses raisons.

Ma foi, on peut penser comme vous, finit par lui dire M. Félix Vaneau; c’était le nom de l’avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour appeler, et il est de mon devoir de revenir tous les jours. Si un volcan s’ouvrait sous la prison, d’ici à deux mois, vous seriez sauvé. Vous pouvez mourir de maladie, dit-il en regardant Julien.

Julien lui serra la main. – Je vous remercie, vous êtes un brave homme. À ceci je songerai.

Et lorsque Mathilde sortit enfin avec l’avocat, il se sentait beaucoup plus d’amitié pour l’avocat que pour elle.

Chapitre XLIII

Une heure après, comme il dormait profondément, il fut éveillé par des larmes qu’il sentait couler sur sa main. Ah! c’est encore Mathilde, pensa-t-il à demi éveillé. Elle vient, fidèle à la théorie, attaquer ma résolution par les sentiments tendres. Ennuyé de la perspective de cette nouvelle scène dans le genre pathétique, il n’ouvrit pas les yeux. Les vers de Belphégor fuyant sa femme lui revinrent à la pensée.

Il entendit un soupir singulier; il ouvrit les yeux, c’était Mme de Rênal.

– Ah! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion? s’écria-t-il en se jetant à ses pieds.

Mais pardon, Madame, je ne suis qu’un assassin à vos yeux, dit-il à l’instant, en revenant à lui.

– Monsieur… je viens vous conjurer d’appeler, je sais que vous ne le voulez pas… Ses sanglots l’étouffaient; elle ne pouvait parler.

– Daignez me pardonner.

– Si tu veux que je te pardonne, lui dit-elle en se levant et se jetant dans ses bras, appelle tout de suite de ta sentence de mort.

Julien la couvrait de baisers.

– Viendras-tu me voir tous les jours pendant ces deux mois?

– Je te le jure. Tous les jours, à moins que mon mari ne me le défende.

– Je signe! s’écria Julien. Quoi! tu me pardonnes! Est-il possible!

Il la serrait dans ses bras; il était fou. Elle jeta un petit cri.

– Ce n’est rien, lui dit-elle, tu m’as fait mal.

– À ton épaule, s’écria Julien fondant en larmes. Il s’éloigna un peu, et couvrit sa main de baisers de flamme. Qui me l’eût dit la dernière fois que je te vis dans ta chambre à Verrières?…

– Qui m’eût dit alors que j’écrirais à M. de La Mole cette lettre infâme?…

– Sache que je t’ai toujours aimée, que je n’ai aimé que toi.

– Est-il bien possible! s’écria Mme de Rênal, ravie à son tour. Elle s’appuya sur Julien, qui était à ses genoux, et longtemps ils pleurèrent en silence.

À aucune époque de sa vie, Julien n’avait trouvé un moment pareil.

Bien longtemps après, quand on put parler:

– Et cette jeune Mme Michelet, dit Mme de Rênal, ou plutôt cette Mlle de La Mole; car je commence en vérité à croire cet étrange roman!

– Il n’est vrai qu’en apparence, répondit Julien. C’est ma femme, mais ce n’est pas ma maîtresse…

En s’interrompant cent fois l’un l’autre, ils parvinrent à grand’peine à se raconter ce qu’ils ignoraient. La lettre écrite à M. de La Mole avait été faite par le jeune prêtre qui dirigeait la conscience de Mme de Rênal, et ensuite copiée par elle.

– Quelle horreur m’a fait commettre la religion! lui disait-elle; et encore j’ai adouci les passages les plus affreux de cette lettre…

Les transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui pardonnait. Jamais il n’avait été aussi fou d’amour.

– Je me crois pourtant pieuse, lui disait Mme de Rênal dans la suite de la conversation. Je crois sincèrement en Dieu; je crois également, et même cela m’est prouvé, que le crime que je commets est affreux, et dès que je te vois, même après que tu m’as tiré deux coups de pistolet… Et ici, malgré elle, Julien la couvrit de baisers.

– Laisse-moi, continua-t-elle, je veux raisonner avec toi, de peur de l’oublier… Dès que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu’amour pour toi, ou plutôt le mot amour est trop faible. Je sens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu: un mélange de respect, d’amour, d’obéissance… En vérité, je ne sais pas ce que tu m’inspires. Tu me dirais de donner un coup de couteau au geôlier, que le crime serait commis avant que j’y eusse songé. Explique-moi cela bien nettement avant que je te quitte, je veux voir clair dans mon cœur; car dans deux mois nous nous quittons… À propos, nous quitterons-nous? lui dit-elle en souriant.

– Je retire ma parole, s’écria Julien en se levant; je n’appelle pas de la sentence de mort, si par poison, couteau, pistolet, charbon ou de toute autre manière quelconque tu cherches à mettre fin ou obstacle à ta vie.

La physionomie de Mme de Rênal changea tout à coup; la plus vive tendresse fit place à une rêverie profonde.

– Si nous mourions tout de suite? lui dit-elle enfin.

– Qui sait ce que l’on trouve dans l’autre vie? répondit Julien; peut-être des tourments, peut-être rien du tout. Ne pouvons-nous pas passer deux mois ensemble d’une manière délicieuse? Deux mois, c’est bien des jours. Jamais je n’aurai été aussi heureux!

– Jamais tu n’auras été aussi heureux!

– Jamais, répéta Julien ravi, et je te parle comme je me parle à moi-même. Dieu me préserve d’exagérer.

– C’est me commander que de parler ainsi, dit-elle avec un sourire timide et mélancolique.

– Eh bien! tu jures, sur l’amour que tu as pour moi, de n’attenter à ta vie par aucun moyen direct, ni indirect… songe, ajouta-t-il, qu’il faut que tu vives pour mon fils, que Mathilde abandonnera à des laquais dès qu’elle sera marquise de Croisenois.

– Je jure, reprit-elle froidement, mais je veux emporter ton appel écrit et signé de ta main. J’irai moi-même chez M. le Procureur général.

– Prends garde, tu te compromets.

– Après la démarche d’être venue te voir dans ta prison, je suis à jamais, pour Besançon et toute la Franche-Comté, une héroïne d’anecdotes, dit-elle d’un air profondément affligé. Les bornes de l’austère pudeur sont franchies… Je suis une femme perdue d’honneur; il est vrai que c’est pour toi…

Son accent était si triste, que Julien l’embrassa avec un bonheur tout nouveau pour lui. Ce n’était plus l’ivresse de l’amour, c’était reconnaissance extrême. Il venait d’apercevoir, pour la première fois, toute l’étendue du sacrifice qu’elle lui avait fait.

Quelque âme charitable informa, sans doute, M. de Rênal des longues visites que sa femme faisait à la prison de Julien; car au bout de trois jours il lui envoya sa voiture, avec l’ordre exprès de revenir sur-le-champ à Verrières.

Cette séparation cruelle avait mal commencé la journée pour Julien. On l’avertit, deux ou trois heures après, qu’un certain prêtre intrigant et qui pourtant n’avait pu se pousser parmi les Jésuites de Besançon, s’était établi depuis le matin en dehors de la porte de la prison, dans la rue. Il pleuvait beaucoup, et là cet homme prétendait jouer le martyr. Julien était mal disposé, cette sottise le toucha profondément.

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