Ils marchèrent quelque temps en silence. Vassia se hâtait.
– Eh bien! tu ne me demandes pas de leurs nouvelles? fit Arkadi Ivanovitch.
– Ah! oui! comment était-ce, Arkacha?
– Vassia, tu me fais peur!
– Non, non ce n’est rien… Raconte-moi tout veux-tu? dit Vassia d’une voix implorante, comme s’il voulait éviter des explications fastidieuses.
Arkadi Ivanovitch poussa un soupir. Décidément, en contemplant Vassia, il ne savait plus de quel côté se tourner.
Le récit de son ami, qui lui conta en détail sa visite à Kolomna, parut réveiller Vassia. Celui-ci devint même bavard. Ils dînèrent tous les deux. La vieille maman avait bourré les poches d’Arkadi Ivanovitch de biscuits et, en les croquant, les amis se ragaillardirent. Après le dîner, Vassia promit de faire un petit somme pour pouvoir veiller toute la nuit. Il s’allongea effectivement. Dans la matinée, quelqu’un, dont on ne pouvait pas refuser l’invitation, avait prié Arkadi Ivanovitch de venir prendre le thé chez lui. Les amis se séparèrent. Arkadi résolut de rentrer aussi vite que possible, à huit heures, si cela était faisable. Les trois heures que dura son absence lui parurent plus longues que trois années. Enfin, il parvint à se libérer et courut à la maison. En pénétrant dans la chambre, il vit qu’il n’y avait pas de lumière, Vassia n’était pas là. Il questionna Mavra. Mavra répondit qu’il avait écrit tout le temps et ne s’était pas couché, qu’ensuite il avait marché dans la chambre, de long en large, et que plus tard, il y avait environ une heure, il était parti précipitamment, en disant qu’il serait de retour dans une demi-heure. «Lorsque Arkadi Ivanovitch rentrera, dis-lui, ma vieille, que je suis allé faire une petite promenade», m’a-t-il répété trois ou quatre fois; c’est ainsi que Mavra termina son récit.
«Il est chez les Artémiev!» pensa Arkadi Ivanovitch en hochant la tête.
Une minute plus tard, il se leva d’un bond de sa chaise. Un espoir avait brillé dans son cœur. «Tout simplement, il a terminé! se dit-il; après quoi, n’y tenant plus, il a couru là-bas… Mais non, il m’aurait attendu… Je vais jeter un coup d’œil sur son travail.»
Il alluma la bougie et se précipita vers le bureau de Vassia. Le travail avançait et il semblait que la fin fût proche. Arkadi Ivanovitch voulut continuer ses recherches, quand Vassia entra brusquement…
– Ah! tu es là? s’écria-t-il effrayé.
Arkadi Ivanovitch se taisait. Il avait peur de poser des questions à Vassia. Celui-ci se mit, lui aussi, à feuilleter ses papiers, en baissant les yeux. Enfin, leurs regards se croisèrent. Celui de Vassia avait une expression si tragique, si implorante, qu’Arkadi tressaillit Son cœur débordait de pitié.
– Vassia, mon cher, que t’arrive-t-il? Qu’as-tu? s’écria-t-il en s’élançant vers son ami et en le serrant dans ses bras. Explique-toi franchement! Je ne te comprends plus, je ne comprends pas ta tristesse! Qu’as-tu, mon pauvre martyr? Dis-moi tout, ne me cache rien. Il n’est pas possible que cela seul…
Vassia se serra contre lui, mais ne put prononcer une parole. Sa gorge était serrée, il manquait d’air.
– Allons, allons, Vassia! Et si tu ne finissais pas, quel malheur y aurait-il? Je ne te comprends pas, dis-moi ce qui te tracasse! Sais-tu que pour toi, je… Ah! mon Dieu! répétait-il en marchant de long en large et en saisissant tantôt un objet, tantôt un autre, comme s’il cherchait un remède immédiat pour Vassia. Demain, j’irai moi-même chez Julian Mastakovitch et je le prierai, je l’adjurerai de t’accorder encore un jour de délai. Je lui expliquerai tout, tout, si seulement c’est cela qui te tracasse à tel point…
– Que Dieu t’en préserve! s’écria Vassia en blêmissant. Il tenait à peine sur ses jambes.
– Vassia, Vassia!
Le jeune homme revint à lui; ses lèvres tremblaient; il voulut dire quelque chose, mais n’en fit rien et serra seulement la main d’Arkadi d’un geste nerveux, convulsif. Sa main était froide. Arkadi se tenait devant lui, en proie à une angoisse atroce. De nouveau Vassia le regarda bien en face.
– Vassia! Eh bien! qu’as-tu, mon pauvre Vassia? Tu me déchires le cœur, mon cher, mon pauvre ami!
Les larmes jaillirent des yeux de Vassia, qui se serra contre Arkadi.
– Je t’ai trompé, Arkadi, murmura-t-il; je t’ai trompé! Pardonne-moi. J’ai abusé de ton amitié…
– Quoi, Vassia? Qu’y a-t-il donc? demanda Arkadi, complètement terrifié.
– Voici!
Et d’un air désespéré, Vassia tira du tiroir six gros cahiers, semblables à celui qu’il recopiait, et il les lança un à un sur la table.
– Qu’est-ce?
– C’est le travail que je dois avoir terminé après-demain. Je n’en ai même pas fait le quart! Surtout, ne me demande pas comment cela est arrivé, continua Vassia, en abordant lui-même la question qui le tracassait. Arkadi, mon ami! Je ne sais pas ce qui m’a pris! J’ai l’air de sortir d’un songe. J’ai perdu trois semaines entières. J’allais tous les jours… chez elle… Mon cœur se déchirait… J’étais torturé… par l’incertitude… et je ne pouvais pas écrire. Je n’y pensais même pas. Je ne me suis réveillé qu’à présent, quand le bonheur s’annonce pour moi…
– Vassia! prononça Arkadi Ivanovitch d’un air décidé Vassia, je te sauverai! Je comprends tout C’est très sérieux. Je te sauverai, moi! Écoute-moi bien: pas plus tard que demain j’irai chez Julian Mastakovitch… Ne hoche pas la tête! Écoute-moi plutôt! Je lui conterai tout. Permets-moi de le faire… Je lui expliquerai tout, je pousserai jusqu’au bout! Je lui dirai comment tu t’assassines, comment tu te tracasses.
– Sais-tu que tu m’assassines dès à présent? fit Vassia glacé d’horreur.
Arkadi Ivanovitch pâlit, mais se ressaisit tout de suite et éclata de rire.
– Vraiment? dit-il; allons, allons, Vassia, n’as-tu pas honte? Écoute-moi; je vois que je te fais de la peine. Je te comprends, voyons! Je sais ce qui se passe en toi. Que diable! Voilà cinq ans que nous habitons ensemble! Tu es bon, délicat, mais si faible, si désespérément faible! Lisavéta Mikhaïlovna elle-même l’a déjà remarqué. Par-dessus le marché, tu es un rêveur, ce qui n’est pas fameux non plus! En y allant de ce pas, mon vieux, on risque de devenir fou, pour de bon. Écoute! Je sais bien, moi, ce que tu voudrais. Ainsi, tu voudrais par exemple que Julian Mastakovitch ne se tienne pas de joie et même qu’il organise un bal, parce que tu te maries… Attends un peu! Voilà que tu fais la grimace, parce que déjà tu t’es offensé pour Julian Mastakovitch! Eh bien! laissons-le de côté. Moi-même, du reste, je le respecte tout autant que toi! Mais tu ne me prouveras pas le contraire, et tu ne m’empêcheras pas de penser que, d’après toi, il ne devrait plus y avoir de malheureux sur cette terre, du moment que tu te maries… Conviens-en, mon vieux, que tu voudrais que moi, ton meilleur ami, je devienne soudain un capitaliste et dispose de cent mille roubles; que tous ceux qui se détestent entre eux dans ce bas monde se réconcilient, s’embrassent au beau milieu de la rue et, sans doute, viennent ensuite te rendre visite ici même… Mon cher, mon bon ami, je ne me moque pas de toi, nullement, mais c’est ainsi; voilà longtemps que tu m’exposes des théories semblables, avec plusieurs variantes. Parce que tu es heureux, tu voudrais que tout le monde le devienne, d’un jour à l’autre. Tu souffres d’être heureux tout seul! Aussi fais-tu un effort prodigieux pour te rendre digne de ton bonheur; sans doute, serais-tu prêt à accomplir un acte d’héroïsme, rien que par acquit de conscience!… Soit, je comprends que tu sois prêt à te torturer moralement, pour te punir d’avoir soudain failli là où il fallait faire preuve de zèle, de métier…, ou, pour employer ton propre terme, de «reconnaissance»! L’idée te tracasse affreusement que Julian Mastakovitch fera la grimace ou même qu’il se fâchera en apprenant que ses espérances à ton sujet n’étaient pas fondées. Tu souffres à la pensée que tu devras entendre des reproches de la bouche de celui que tu considères comme ton bienfaiteur, et que tu devras les entendre dans un moment où ton cœur déborde de joie et où toi-même tu ne sais plus à qui tu pourrais manifester ta gratitude!… N’ai-je pas raison? N’est-ce pas ainsi?
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