Après avoir fait environ trois quarts de lieue, elle et ses deux compagnons découvrirent don Quichotte au milieu d’un groupe de roches amoncelées, habillé déjà, mais non point armé. Dès que Dorothée l’eut aperçu, et qu’elle eut appris de Sancho que c’était don Quichotte, elle pressa son palefroi, suivi du barbu barbier. En arrivant près de lui, l’écuyer sauta de sa mule et prit Dorothée dans ses bras, laquelle ayant mis pied à terre avec beaucoup d’aisance, alla se jeter à genoux aux pieds de don Quichotte, et, bien que celui-ci fît tous ses efforts pour la relever, elle, sans vouloir y consentir, lui parla de la sorte:
«D’ici je ne me lèverai plus, ô valeureux et redoutable chevalier, que votre magnanime courtoisie ne m’ait octroyé un don, lequel tournera à l’honneur et gloire de votre personne et au profit de la plus offensée et plus inconsolable damoiselle que le soleil ait éclairée jusqu’à présent. Et, s’il est vrai que la valeur de votre invincible bras réponde à la voix de votre immortelle renommée, vous êtes obligé de prêter aide et faveur à l’infortunée qui vient de si lointaines régions, à la trace de votre nom célèbre, vous chercher pour remède à ses malheurs.
– Je ne vous répondrai pas un mot, belle et noble dame, répondit don Quichotte, et n’écouterai rien de vos aventures que vous ne soyez relevée de terre.
– Et moi, je ne me relèverai point, seigneur, répliqua la damoiselle affligée, avant que, par votre courtoisie, me soit octroyé le don que j’implore.
– Je vous l’octroie et concède, répondit don Quichotte, pourvu qu’il ne doive pas s’accomplir au préjudice et au déshonneur de mon roi, de ma patrie et de celle qui tient la clef de mon cœur et de ma liberté.
– Ce ne sera ni au préjudice ni au déshonneur de ceux que vous venez de nommer, mon bon seigneur,» reprit la dolente damoiselle.
Mais, comme elle allait continuer, Sancho s’approcha de l’oreille de son maître, et lui dit tout bas:
«Par ma foi, seigneur, Votre Grâce peut bien lui accorder le don qu’elle réclame; c’est l’affaire de rien; il ne s’agit que de tuer un gros lourdaud de géant; et celle qui vous demande ce petit service est la haute princesse Micomicona, reine du grand royaume de Micomicon en Éthiopie.
– Qui qu’elle soit, répondit don Quichotte, je ferai ce que je suis obligé de faire et ce que me dicte ma conscience, d’accord avec les lois de ma profession.»
Puis se tournant vers la damoiselle:
«Que votre extrême beauté se lève, lui dit-il; je lui octroie le don qu’il lui plaira de me demander.
– Eh bien donc, s’écria la damoiselle, celui que je vous demande, c’est que votre magnanime personne s’en vienne sur-le-champ avec moi où je la conduirai, et qu’elle me promette de ne s’engager en aucune aventure, de ne s’engager en aucune querelle jusqu’à ce qu’elle m’ait vengée d’un traître qui, contre tout droit du ciel et des hommes, tient mon royaume usurpé.
– Je répète que je vous l’octroie, reprit don Quichotte; ainsi vous pouvez dès aujourd’hui, madame, chasser la mélancolie qui vous oppresse, et faire reprendre courage à votre espérance évanouie. Avec l’aide de Dieu et celle de mon bras, vous vous verrez bientôt de retour dans votre royaume, et rassise sur le trône des grands États de vos ancêtres, en dépit de tous les félons qui voudraient y trouver à redire. Allons donc, la main à la besogne! car c’est, comme on dit, dans le retard que gît le péril.»
La nécessiteuse damoiselle fit alors mine de vouloir lui baiser les mains; mais don Quichotte, qui était en toute chose un galant et courtois chevalier, ne voulut jamais y consentir. Au contraire, il la fit relever et l’embrassa respectueusement; puis il ordonna à Sancho de bien serrer les sangles à Rossinante, et de l’armer lui-même sans délai. L’écuyer détacha les armes, qui pendaient comme un trophée aux branches d’un chêne, et, après avoir ajusté la selle du bidet, il arma son maître en un tour de main. Celui-ci, se voyant en équipage de guerre, s’écria:
«Allons maintenant, avec l’aide de Dieu, prêter la nôtre à cette grande princesse.» Le barbier se tenait encore à genoux, prenant grand soin de ne pas éclater de rire ni de laisser tomber sa barbe, dont la chute aurait pu ruiner de fond en comble leur bonne intention. Quand il vit que le don était octroyé, et avec quelle diligence don Quichotte s’apprêtait à l’aller accomplir, il se leva, prit sa maîtresse de la main qui n’était pas occupée, et la mit sur sa mule, avec l’aide du chevalier. Celui-ci enfourcha légèrement Rossinante, et le barbier s’arrangea sur sa monture; mais le pauvre Sancho resta sur ses pieds, ce qui renouvela ses regrets et lui fit de nouveau sentir la perte du grison. Toutefois, il prenait son mal en patience, parce qu’il lui semblait que son maître était en bonne voie de se faire empereur, n’ayant plus aucun doute qu’il ne se mariât avec cette princesse, et qu’il ne devînt ainsi pour le moins roi de Micomicon. Une seule chose le chagrinait: c’était de penser que ce royaume était en terre de nègres, et que les gens qu’on lui donnerait pour vassaux seraient tout noirs. Mais son imagination lui fournit bientôt une ressource, et il se dit à lui-même:
«Eh! que m’importe, après tout, que mes vassaux soient des nègres? Qu’ai-je à faire, sinon de les emballer et de les charrier en Espagne, où je les pourrai vendre à bon argent comptant? et de cet argent je pourrai m’acheter quelque titre ou quelque office qui me fera vivre sans souci tout le reste de ma vie et de mes jours. C’est cela; croyez-vous donc qu’on dorme des deux yeux, et qu’on n’ait ni talent, ni esprit pour tirer parti des choses, et pour vendre trente ou dix mille vassaux comme on brûle un fagot de paille? Ah! pardieu, petit ou grand, je saurai bien en venir à bout, et les rendre blancs ou jaunes dans ma poche, fussent-ils noirs comme l’âme du diable. Venez, venez, et vous verrez si je suce mon pouce.»
Plein de ces beaux rêves, Sancho marchait si occupé et si content qu’il oubliait le désagrément d’aller à pied.
Toute cette étrange scène, Cardénio et le curé l’avaient regardée à travers les broussailles, et ne savaient quel moyen prendre pour se réunir au reste de la troupe. Mais le curé, qui était grand trameur d’expédients, imagina bientôt ce qu’il fallait faire pour sortir d’embarras. Avec une paire de ciseaux qu’il portait dans un étui, il coupa fort habilement la barbe à Cardénio, puis il lui mit un mantelet brun dont il était vêtu, ainsi qu’un collet noir, ne gardant pour lui que ses hauts-de-chausses et son pourpoint. Cardénio fut si changé par cette toilette qu’il ne se serait pas reconnu lui-même, se fût-il regardé dans un miroir. Cela fait, et bien que les autres eussent pris les devants pendant qu’ils se déguisaient, les deux amis purent atteindre avant eux le grand chemin, car les roches et les broussailles qui embarrassaient le passage ne permettaient pas aux cavaliers d’aller aussi vite que les piétons. Ceux-ci, ayant une fois gagné la plaine, s’arrêtèrent à la sortie de la montagne; et, dès que le curé vit venir don Quichotte suivi de ses compagnons, il se mit à le regarder fixement, montrant par ses gestes qu’il cherchait à le reconnaître; puis, après l’avoir longtemps examiné, il s’en fut à lui, les bras ouverts, et s’écriant de toute la force de ses poumons:
«Qu’il soit le bienvenu et le bien trouvé, le miroir de la chevalerie, mon brave compatriote don Quichotte de la Manche, la fleur et la crème de la galanterie, le rempart et l’appui des affligés, la quintessence des chevaliers errants!»
En disant ces mots, il se tenait embrassé au genou de la jambe gauche de don Quichotte, lequel, stupéfait de ce qu’il voyait faire et entendait dire à cet homme, se mit à le considérer avec attention, et le reconnut à la fin. Étrangement surpris de le rencontrer là, don Quichotte fit aussitôt tous ses efforts pour mettre pied à terre; mais le curé ne voulait pas y consentir.
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