Sans attendre la réponse du berger, Vivaldo étendit la main et saisit quelques papiers, de ceux qui se trouvaient le plus à sa portée. Voyant cela, Ambroise lui dit:
«Par courtoisie, je consentirai, seigneur, à ce que vous gardiez ceux que vous avez pris; mais espérer que je renonce à jeter le reste au feu, c’est une espérance vaine.»
Vivaldo, qui brûlait de savoir ce que contenaient ces papiers, en ouvrit un précipitamment, et il vit qu’il avait pour titre Chant de désespoir. Quand Ambroise l’entendit citer:
«Voilà, s’écria-t-il, les derniers vers qu’écrivit l’infortuné; et, pour que vous voyiez, seigneur, en quelle situation l’avait réduit sa disgrâce, lisez-les de manière que vous soyez entendu: vous en aurez bien le temps pendant qu’on achèvera de creuser la tombe.
– C’est ce que je ferai de bon cœur,» répondit Vivaldo; et comme tous les assistants partageaient son envie, ils se mirent en cercle autour de lui, et voici ce qu’il leur lut d’une voix haute et sonore.
Où sont rapportés les vers désespérés du berger défunt, avec d’autres événements inespérés
Chant de Chrysostome [101]
«Puisque tu veux, cruelle, que l’on publie de bouche en bouche et de pays en pays l’âpre violence de ta rigueur, je ferai en sorte que l’enfer lui-même communique à ma triste poitrine un accent lamentable qui change l’ordinaire accent de ma voix. Et, au gré de mon désir, qui s’efforce de raconter ma douleur et tes prouesses, il en sortira un effroyable cri, auquel seront mêlés, pour plus de tourment, des morceaux de mes misérables entrailles. Écoute donc, et prête une oreille attentive, non pas au son harmonieux, mais au bruit confus qui, pour ma satisfaction et pour ton dépit, s’exhale du fond de ma poitrine amère:
«Que le rugissement du lion, le féroce hurlement du loup, le sifflement horrible du serpent écailleux, l’effroyable cri de quelque monstre, le croassement augural de la corneille, le vacarme du vent qui agite la mer, l’implacable mugissement du taureau vaincu, le plaintif roucoulement de la tourterelle veuve, le chant sinistre du hibou, et les gémissements de toute la noire troupe de l’enfer accompagnent la plainte de mon âme, et se mêlent en un son qui trouble tous les sens; car la peine qui me déchire a besoin, pour être contée, de moyens nouveaux.
«Ce ne sont point les sables dorés du Tage, ni les oliviers du fameux Bétis, qui entendront les échos de cette étrange confusion: c’est sur le sommet des rochers et dans la profondeur des abîmes que, d’une langue morte, mais de paroles toujours vivantes, se répandront mes déchirantes peines; ou dans d’obscurs vallons, ou sur des plages arides, ou dans des lieux que le soleil n’éclaira jamais de sa lumière, ou parmi la multitude de bêtes venimeuses que nourrit le limon du Nil. Et, tandis que, dans les déserts sauvages, les échos sourds et incertains résonneront de mon mal et de ta rigueur sans pareille, par privilège de mon misérable destin, ils seront portés dans l’immensité du monde.
«Un dédain donne la mort; un soupçon faux ou vrai met à bout la patience; la jalousie tue d’une pointe cruelle; une longue absence trouble la vie, et à la crainte de l’oubli ne résiste nulle espérance d’un sort heureux; en tout se montre la mort inévitable. Mais moi, prodige inouï! je vis jaloux, absent, dédaigné, et certain des soupçons qui me tuent. Dans l’oubli où mon feu s’avive, et parmi tant de tourments, ma vue ne peut atteindre l’ombre de l’espérance, et, dans mon désespoir, je ne la désire pas; au contraire, pour me plonger et m’opiniâtrer dans ma plainte, je jure de la fuir éternellement.
«Peut-on, par hasard, dans le même instant, espérer et craindre? ou est-ce bien de le faire, quand les raisons de craindre sont les plus certaines? Dois-je, si la cruelle jalousie se présente à moi, dois-je fermer les yeux, quand je ne peux manquer de la voir à travers les mille blessures dont mon âme est percée? Qui n’ouvrirait toutes grandes les portes à la méfiance et à la crainte, quand il voit l’indifférence à découvert, ses soupçons devenus, par une amère conviction, des vérités palpables, et la vérité nue déguisée en mensonge? Ô jalousie, tyran du royaume d’Amour, mets-moi des fers à ces deux mains! Donne-moi, Dédain, la corde du supplice! Mais, hélas! par une cruelle victoire, la Souffrance étouffe votre souvenir!
«Je meurs enfin, et pour n’espérer jamais aucun bon succès, ni dans la vie, ni dans la mort, je m’obstinerai et resterai ferme en ma pensée; je dirai qu’on a toujours raison de bien aimer, et que l’âme la plus libre est celle qui est le plus esclave de la tyrannie de l’amour; je dirai que celle qui fut toujours mon ennemie a l’âme aussi belle que le corps, que son indifférence naît de ma faute, et que c’est par les maux qu’il nous fait qu’Amour maintient en paix son empire. Cette opinion et un lacet misérable, accélérant le terme fatal où m’ont conduit tes dédains, j’offrirai aux vents le corps et l’âme sans laurier, sans palme de gloire à venir.
«Toi qui fais voir, par tant de traitements cruels, la raison qui m’oblige à traiter de même la vie qui me lasse et que j’abhorre; puisque cette profonde blessure de mon cœur te donne d’éclatantes preuves de la joie qu’il sent à s’offrir aux coups de ta rigueur, si, par bonheur, tu me reconnais digne que le pur ciel de tes beaux yeux soit troublé par la mort, n’en fais rien: je ne veux pas que tu me donnes un regret en échange des dépouilles de mon âme. Au contraire, que ton rire, dans le moment funeste, prouve que ma fin est une fête pour toi. Mais c’est une grande simplicité de te donner cet avis, sachant que tu mets ta gloire à ce que ma vie arrive si promptement à son terme.
«Viennent donc, puisque l’heure a sonné, viennent du profond de l’abîme, Tantale avec sa soif, Sisyphe avec le poids de son rocher; que Prométhée amène son vautour, qu’Ixion n’arrête point sa roue, ni les cinquante Sœurs leur interminable travail; que tous ensemble transportent dans mon cœur leur mortel supplice, et qu’à voix basse (si l’on en doit à celui qui meurt de sa main) ils chantent de tristes obsèques à ce corps auquel on refusera un saint linceul; que le portier de l’enfer, aux trois têtes, que mille autres chimères et mille autres monstres fassent à ce concert un douloureux contre-point: il me semble que nulle autre pompe ne peut mieux convenir aux funérailles d’un homme mort d’amour.
«Chant de désespoir, n’éclate pas en plaintes quand tu abandonneras ma triste compagnie; au contraire, puisque la cause qui t’a fait naître augmente de mon malheur son bonheur, garde-toi, même en la sépulture, de montrer ta tristesse.»
Bons furent trouvés les vers de Chrysostome par ceux qui en avaient entendu la lecture. Toutefois Vivaldo fit remarquer qu’ils ne paraissaient pas d’accord avec ce qu’on lui avait raconté de la modestie et de la vertu de Marcelle; Chrysostome, en effet, s’y plaignait de jalousie, de soupçons, d’absences, toutes choses fort au détriment de la bonne et pure renommée de son amante. Mais Ambroise, comme un homme qui avait su les plus secrètes pensées de son ami, répondit aussitôt:
«Il faut que vous sachiez, seigneur, pour éclaircir votre doute, qu’au moment où cet infortuné écrivit les vers que vous venez de lire, il était loin de Marcelle, qu’il avait volontairement quittée pour essayer si l’absence userait avec lui de son ordinaire pouvoir, et comme, pour l’amant absent, il n’est soupçon qui ne le poursuive ni crainte qui ne l’assiége, de même Chrysostome souffrait les tourments trop réels d’une jalousie imaginaire. Ainsi demeure hors de toute atteinte la vérité que publie la renommée sur la vertu de Marcelle, à laquelle, au défaut près d’être cruelle, un peu arrogante et très-dédaigneuse, l’envie même ne pourrait reprocher ni découvrir la moindre tache.»
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