« Onc chevalier ne fut sur terre
Des dames si bien accueilli,
Qu’à son retour de l’Angleterre
Don Lancelot n’en fût servi [92] »
ainsi que cette progression si douce et si charmante de ses hauts faits amoureux et guerriers. Depuis lors, et de main en main, cet ordre de chevalerie alla toujours croissant et s’étendant aux diverses parties du monde. Ce fut en son sein que se rendirent fameux et célèbres par leurs actions le vaillant Amadis de Gaule, avec tous ses fils et petits-fils, jusqu’à la cinquième génération, et le valeureux Félix-Mars d’Hyrcanie, et cet autre qu’on ne peut jamais louer assez, Tirant le Blanc; et qu’enfin, presque de nos jours, nous avons vu, entendu et connu l’invincible chevalier don Bélianis de Grèce. Voilà, seigneur, ce que c’est que d’être chevalier errant; voilà de quel ordre de chevalerie je vous ai parlé, ordre dans lequel, quoique pécheur, j’ai fait profession, professant tout ce qu’ont professé les chevaliers dont je viens de faire mention. Voilà pourquoi je vais par ces solitudes et ces déserts, cherchant les aventures, bien déterminé à risquer mon bras et ma vie dans la plus périlleuse que puisse m’envoyer le sort, si c’est au secours des faibles et des affligés.»
Il n’en fallut pas davantage pour achever de convaincre les voyageurs que don Quichotte avait le jugement à l’envers, et pour leur apprendre de quelle espèce de folie il était possédé; ce qui leur causa le même étonnement qu’à tous ceux qui, pour la première fois, en prenaient connaissance. Vivaldo, qui avait l’esprit vif et l’humeur enjouée, désirant passer sans ennui le peu de chemin qui leur restait à faire pour arriver à la colline de l’enterrement, voulut lui offrir l’occasion de poursuivre ses extravagants propos:
«Il me semble, seigneur chevalier errant, lui dit-il, que Votre Grâce a fait profession dans un des ordres les plus rigoureux qu’il y ait sur la terre; et, si je ne m’abuse, la règle même des frères chartreux n’est pas si étroite.
– Aussi étroite, c’est possible, répondit notre don Quichotte; mais aussi nécessaire au monde, c’est une chose que je suis à deux doigts de mettre en doute; car, s’il faut parler vrai, le soldat qui exécute ce que lui ordonne son capitaine ne fait pas moins que le capitaine qui a commandé. Je veux dire que les religieux, en tout repos et en toute paix, demandent au ciel le bien de la terre; mais nous, soldats et chevaliers, nous mettons en pratique ce qu’ils mettent en prière, faisant ce bien par la valeur de nos bras et le tranchant de nos épées, non point à l’abri des injures du temps, mais à ciel découvert, en butte aux insupportables rayons du soleil d’été, et aux glaces hérissées de l’hiver. Ainsi, nous sommes les ministres de Dieu sur la terre, et les bras par qui s’y exerce sa justice. Et, comme les choses de la guerre et toutes celles qui s’y rattachent ne peuvent être mises à exécution que par le travail excessif, la sueur et le sang, il suit de là que ceux qui en font profession accomplissent, sans aucun doute, une œuvre plus grande que ceux qui, dans le calme et la sécurité, se contentent d’invoquer Dieu pour qu’il prête son aide à ceux qui en ont besoin. Je ne veux pas dire pour cela (rien n’est plus loin de ma pensée) que l’état de chevalier errant soit aussi saint que celui de moine cloîtré; je veux seulement inférer des fatigues et des privations que j’endure, qu’il est plus pénible, plus laborieux, plus misérable, plus sujet à la faim, à la soif, à la nudité, à la vermine. Il n’est pas douteux, en effet, que les chevaliers errants des siècles passés n’aient éprouvé bien des souffrances dans le cours de leur vie; et si quelques-uns s’élevèrent par la valeur de leur bras jusqu’à devenir empereurs [93], il leur en a coûté, par ma foi, un bon prix payé en sueur et en sang; encore, si ceux qui montèrent jusqu’à ce haut degré eussent manqué d’enchanteurs et de sages qui les protégeassent, ils seraient restés bien déçus dans leurs espérances et bien frustrés dans leurs vœux.
– C’est assurément mon avis, répliqua le voyageur; mais une chose qui, parmi beaucoup d’autres, me choque de la part des chevaliers errants, c’est que, lorsqu’ils se trouvent en occasion d’affronter quelque grande et périlleuse aventure, où ils courent manifestement risque de la vie, jamais, en ce moment critique, ils ne se souviennent de recommander leur âme à Dieu, comme tout bon chrétien est tenu de le faire en semblable danger; au contraire, ils se recommandent à leurs dames avec autant d’ardeur et de dévotion que s’ils en eussent fait leur Dieu; et cela, si je ne me trompe, sent quelque peu le païen [94].
– Seigneur, répondit don Quichotte, il n’y a pas moyen de faire autrement; et le chevalier qui ferait autre chose se mettrait dans un mauvais cas. Il est reçu en usage et passé en coutume dans la chevalerie errante, que le chevalier errant qui est en présence de sa dame au moment d’entreprendre quelque grand fait d’armes, tourne vers elle amoureusement les yeux, comme pour lui demander par son regard qu’elle le secoure et le favorise dans le péril qui le presse; et même lorsque personne ne peut l’entendre, il est tenu de murmurer quelques mots entre les dents pour se recommander à elle de tout son cœur; et de cela nous avons dans les histoires d’innombrables exemples. Mais il ne faut pas croire cependant que les chevaliers s’abstiennent de recommander leur âme à Dieu; ils trouveront temps et lieu pour le faire pendant la besogne [95].
– Avec tout cela, répliqua le voyageur, il me reste un scrupule. J’ai lu bien des fois que deux chevaliers errants en viennent aux gros mots, et, de parole en parole, voilà que leur colère s’enflamme, qu’ils font tourner leurs chevaux pour prendre du champ, et que tout aussitôt, sans autre forme de procès, ils reviennent se heurter à bride abattue, se recommandant à leurs dames au milieu de la carrière. Et ce qui arrive le plus ordinairement de ces rencontres, c’est que l’un des chevaliers tombe à bas de son cheval, percé d’outre en outre par la lance de son ennemi, et que l’autre, à moins de s’empoigner aux crins, descendrait aussi par terre. Or comment le mort a-t-il eu le temps de recommander son âme à Dieu dans le cours d’une besogne si vite expédiée? Ne vaudrait-il pas mieux que les paroles qu’il emploie pendant la course à se recommander à sa dame fussent employées à ce qu’il est tenu de faire comme bon chrétien? d’autant plus que j’imagine, à part moi, que les chevaliers errants n’ont pas tous des dames à qui se recommander, car enfin ils ne sont pas tous amoureux.
– Cela ne peut être, s’écria don Quichotte; je dis que cela ne peut être, et qu’il est impossible qu’il y ait un chevalier errant sans dame: pour eux tous, il est aussi bien de nature et d’essence d’être amoureux, que pour le ciel d’avoir des étoiles. À coup sûr vous n’avez jamais vu d’histoires où se rencontre un chevalier errant sans amours, car, par la raison même qu’il n’en aurait point, il ne serait pas tenu pour légitime chevalier, mais pour bâtard, et l’on dirait qu’il est entré dans la forteresse de l’ordre, non par la grande porte, mais par-dessus les murs, comme un larron et un brigand [96].
– Néanmoins, reprit le voyageur, il me semble, si j’ai bonne mémoire, avoir lu que don Galaor, frère du valeureux Amadis de Gaule, n’eut jamais de dame attitrée, de laquelle il pût se réclamer dans les périls; et pourtant il n’en fut pas moins tenu pour un vaillant et fameux chevalier.»
À cela notre don Quichotte répondit:
«Seigneur, une seule hirondelle ne fait pas le printemps; d’ailleurs, je sais de bonne source qu’en secret ce chevalier était réellement amoureux. En outre, cette manie d’en conter à toutes celles qu’il trouvait à son gré, c’était une complexion naturelle et particulière qu’il ne pouvait tenir en bride. Mais néanmoins, il est parfaitement avéré qu’il n’avait qu’une seule dame maîtresse de sa volonté et de ses pensées, à laquelle il se recommandait mainte et mainte fois, mais très-secrètement, car il se piquait d’être amant discret [97].
Читать дальше