– Mais, pendant que le bon Sancho s’entretenait avec les chèvres, demanda le duc, à quoi s’entretenait le seigneur don Quichotte?»
Don Quichotte répondit:
«Comme tous ces événements se passent hors de l’ordre naturel des choses, il n’est pas étonnant que Sancho dise ce qu’il dit. Quant à moi, je puis dire que je ne me découvris les yeux ni par en haut ni par en bas, et que je ne vis ni le ciel, ni la terre, ni la mer, ni les déserts de sable. J’ai bien senti, il est vrai, que je passais par la région de l’air, et que même je touchais à celle du feu; mais que nous fussions allés plus loin, je ne le crois pas. En effet, la région du feu étant entre le ciel de la lune et la dernière région de l’air, nous ne pouvions arriver au ciel où sont les sept chèvres dont parle Sancho, sans nous consumer, et, puisque nous ne sommes pas rôtis, ou Sancho ment, ou Sancho rêve.
– Je ne rêve ni ne mens, reprit Sancho; sinon, qu’on me demande le signalement de ces chèvres, et l’on verra bien si je dis ou non la vérité.
– Eh bien! comment sont-elles faites, Sancho? demanda la duchesse.
– Le voici, répondit Sancho; deux sont vertes, deux rouges, deux bleues, et la dernière bariolée.
– C’est une nouvelle espèce de chèvres, dit le duc, et, dans cette région de notre sol, on ne voit pas de semblables couleurs, je veux dire des chèvres de semblables couleurs.
– Oh! c’est clair, s’écria Sancho. Pensez donc quelle différence il doit y avoir entre les chèvres du ciel et celles de la terre!
– Dites-moi, Sancho, reprit le duc, parmi ces chèvres avez-vous vu quelque bouc?
– Non, seigneur, répondit Sancho; mais j’ai ouï dire qu’aucun animal à cornes ne passait les cornes de la lune.»
Le duc et la duchesse ne voulurent pas en demander plus long à Sancho sur son voyage, car il leur parut en train de se promener à travers les sept cieux, et de leur donner des nouvelles de tout ce qui s’y passait, sans avoir bougé du jardin. Finalement, voilà comment finit l’aventure de la duègne Doloride, qui leur donna de quoi rire, non-seulement le temps qu’elle dura, mais celui de toute leur vie, et à Sancho de quoi conter, eût-il vécu des siècles. Don Quichotte, s’approchant de son écuyer, lui dit à l’oreille:
«Sancho, puisque vous voulez qu’on croie à ce que vous avez vu dans le ciel, je veux à mon tour que vous croyiez à ce que j’ai vu dans la caverne de Montésinos; je ne vous en dis pas davantage.»
Des conseils que donna don Quichotte à Sancho Panza avant que celui-ci allât gouverner son île, avec d’autres choses fort bien entendues
L’heureuse et divertissante issue de l’aventure de la Doloride donna tant de satisfaction au duc et à la duchesse, qu’ils résolurent de continuer ces plaisanteries, voyant quel impayable sujet ils avaient sous la main pour les prendre au sérieux. Ayant donc préparé leur plan, et donné des ordres à leurs gens et à leurs vassaux sur la manière d’en agir avec Sancho dans le gouvernement de l’île promise, le jour qui suivit le vol de Clavilègne, le duc dit à Sancho de faire ses préparatifs et de se parer pour aller être gouverneur, ajoutant que ses insulaires l’attendaient comme la pluie de mai.
Sancho s’inclina jusqu’à terre et lui dit:
«Depuis que je suis descendu du ciel; depuis que, de ses hauteurs infinies, j’ai regardé la terre et l’ai vue si petite, j’ai senti se calmer à moitié l’envie si grande que j’avais d’être gouverneur. En effet, quelle grandeur est-ce là de commander sur un grain de moutarde? quelle dignité, quel empire de gouverner une demi-douzaine d’hommes gros comme des noisettes? car il me semble qu’il n’y en avait pas plus sur toute la terre. Si Votre Seigneurie voulait bien me donner une toute petite partie du ciel, ne serait-ce qu’une demi-lieue, je la prendrais bien plus volontiers que la plus grande île du monde.
– Faites attention, ami Sancho, répondit le duc, que je ne puis donner à personne une partie du ciel, ne fût-elle pas plus large que l’ongle; car c’est à Dieu seul que sont réservées ces faveurs et ces grâces. Ce que je puis vous donner, je vous le donne, une île faite et parfaite, ronde, bien proportionnée, extrêmement fertile et abondante, où vous pourrez, si vous savez bien vous y prendre, acquérir avec les richesses de la terre les richesses du ciel.
– Eh bien! c’est bon, répondit Sancho; vienne cette île, et je ferai en sorte d’être un tel gouverneur, qu’en dépit des mauvais sujets, je m’en aille droit au ciel. Et ce n’est point par l’ambition que j’ai de sortir de ma cabane, ni de m’élever à perte de vue; mais parce que je désire essayer quel goût a le gouvernement.
– Si vous en goûtez une fois, Sancho, dit le duc, vous vous mangerez les doigts après, car c’est bien une douce chose que de commander et d’être obéi. À coup sûr, quand votre maître sera devenu empereur (et il le sera sans doute, à voir la tournure que prennent ses affaires), on ne l’arrachera pas facilement de là, et vous verrez qu’il regrettera dans le fond de l’âme tout le temps qu’il aura passé sans l’être.
– Seigneur, répliqua Sancho, moi j’imagine qu’il est bon de commander, quand ce ne serait qu’à un troupeau de moutons.
– Qu’on m’enterre avec vous, Sancho, reprit le duc, si vous n’êtes savant en toutes choses, et j’espère que vous ferez un aussi bon gouverneur que le promet votre bon jugement. Mais restons-en là, et faites attention que demain vous irez prendre possession du gouvernement de l’île. Ce soir, on vous pourvoira du costume analogue que vous devez porter et de toutes les choses nécessaires à votre départ.
– Qu’on m’habille comme on voudra, dit Sancho. De quelque façon que je sois habillé, je serai toujours Sancho Panza.
– Cela est vrai, reprit le duc; mais pourtant les costumes doivent être accommodés à l’état qu’on professe ou à la dignité dont on est revêtu. Il ne serait pas convenable qu’un jurisconsulte s’habillât comme un militaire, ni un militaire comme un prêtre. Vous, Sancho, vous serez habillé moitié en lettré, moitié en capitaine; car, dans l’île que je vous donne, les armes sont aussi nécessaires que les lettres, et les lettres que les armes.
– Des lettres, reprit Sancho, je n’en suis guère pourvu, car je ne sais pas même l’A B C; mais il me suffit de savoir par cœur le Christus pour être un excellent gouverneur. Quant aux armes, je manierai celles qu’on me donnera jusqu’à ce que je tombe, et à la grâce de Dieu.
– Avec une si bonne mémoire, dit le duc, Sancho ne pourra se tromper en rien.»
Sur ces entrefaites arriva don Quichotte. Quand il apprit ce qui se passait, quand il sut en quelle hâte Sancho devait se rendre à son gouvernement, avec la permission du duc, il le prit par la main, et le conduisit à sa chambre dans l’intention de lui donner des conseils sur la manière dont il devait remplir son emploi. Arrivés dans sa chambre, il ferma la porte, fit, presque de force, asseoir Sancho à son côté, et lui dit d’une voix lente et posée:
«Je rends au ciel des grâces infinies, ami Sancho, de ce qu’avant que j’eusse rencontré aucune bonne chance, la fortune soit allée à ta rencontre te prendre par la main. Moi, qui pensais trouver, dans les faveurs que m’accorderait le sort, de quoi payer tes services, je me vois encore au début de mon chemin; et toi, avant le temps, contre la loi de tout raisonnable calcul, tu vois tes désirs comblés. Les uns répandent les cadeaux et les largesses, sollicitent, importunent, se lèvent matin, prient, supplient, s’opiniâtrent, et n’obtiennent pas ce qu’ils demandent. Un autre arrive, et, sans savoir ni comment ni pourquoi, il se trouve gratifié de l’emploi que sollicitaient une foule de prétendants. C’est bien le cas de dire que, dans la poursuite des places, il n’y a qu’heur et malheur. Toi, qui n’es à mes yeux qu’une grosse bête, sans te lever matin ni passer les nuits, sans faire aucune diligence, et seulement parce que la chevalerie errante t’a touché de son souffle, te voilà, ni plus ni moins, gouverneur d’une île. Je te dis tout cela, ô Sancho, pour que tu n’attribues pas à tes mérites la faveur qui t’est faite, mais pour que tu rendes grâces, d’abord au ciel, qui a disposé les choses avec bienveillance, puis à la grandeur que renferme en soi la profession de chevalier errant. Maintenant que ton cœur est disposé à croire ce que je t’ai dit, sois, ô mon fils, attentif à ce nouveau Caton [228]qui veut te donner des conseils, qui veut être ta boussole et ton guide pour t’acheminer au port du salut sur cette mer orageuse où tu vas te lancer, les hauts emplois n’étant autre chose qu’un profond abîme, couvert d’obscurité et garni d’écueils.
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