– Et tu n’en a pas besoin non plus, ajouta don Quichotte. Mais ce que je ne puis comprendre, c’est que, la crainte de Dieu étant le principe de toute sagesse, toi qui crains plus un lézard que Dieu, tu en saches si long.
– Jugez, seigneur, de vos chevaleries, répondit Sancho, et ne vous mêlez pas de juger des vaillances ou des poltronneries d’autrui, car je suis aussi bon pour craindre Dieu que tout enfant de la commune; et laissez-moi, je vous prie, expédier cette écume; tout le reste serait paroles oiseuses dont on nous demanderait compte dans l’autre vie.»
En parlant ainsi, il revint à l’assaut contre sa casserole, et de si bon appétit, qu’il éveilla celui de don Quichotte, lequel l’aurait aidé sans aucun doute, s’il n’en eût été empêché par ce qu’il faut remettre au chapitre suivant.
Où se continuent les noces de Camache, avec d’autres événements récréatifs
Au moment où don Quichotte et Sancho terminaient l’entretien rapporté dans le chapitre précédent, on entendit s’élever un grand bruit de voix. C’étaient les laboureurs montés sur les juments, qui, à grands cris et à grande course, allaient recevoir les nouveaux mariés. Ceux-ci s’avançaient au milieu de mille espèces d’instruments et d’inventions, accompagnés du curé, de leurs parents des deux familles, et de la plus brillante compagnie des villages circonvoisins, tous en habits de fête.
Dès que Sancho vit la fiancée, il s’écria:
«En bonne foi de Dieu, ce n’est pas en paysanne qu’elle est vêtue, mais en dame de palais. Pardine, à ce que j’entrevois, les patènes [137]qu’elle devrait porter au cou sont de riches pendeloques de corail, et la serge verte de Cuenca est devenue du velours à trente poils. De plus, voilà que la garniture de bandes de toile blanche s’est, sur mon honneur, changée en frange de satin. Mais voyez donc ces mains parées de bagues de jais! que je meure si ce ne sont pas des anneaux d’or, et de bon or fin, où sont enchâssées des perles blanches comme du lait caillé, dont chacune doit valoir un œil de la tête. Ô sainte Vierge! quels cheveux! s’ils ne sont pas postiches, je n’en ai pas vu en toute ma vie de si longs et de si blonds. Avisez-vous de trouver à redire à sa taille et à sa tournure! Ne dirait-on pas un palmier qui marche chargé de grappes de dattes, à voir l’effet de tous ces joyaux qui pendent à ces cheveux et à sa gorge? Je jure Dieu que c’est une maîtresse fille, et qu’elle peut hardiment passer sur les bancs de Flandre. [138]»
Don Quichotte se mit à rire des rustiques éloges de Sancho Panza; mais il lui sembla réellement que, hormis sa dame Dulcinée du Toboso, il n’avait jamais vu plus belle personne. La belle Quitéria se montrait un peu pâle et décolorée, sans doute à cause de la mauvaise nuit que passent toujours les nouvelles mariées en préparant leurs atours pour le lendemain, jour des noces. Les époux s’avançaient vers une espèce de théâtre, orné de tapis et de branchages, sur lequel devaient se faire les épousailles, et d’où ils devaient voir les danses et les représentations. Au moment d’atteindre leurs places, ils entendirent derrière eux jeter de grands cris, et ils distinguèrent qu’on disait; «Attendez, attendez un peu, gens inconsidérés autant qu’empressés.» À ces cris, à ces paroles, tous les assistants tournèrent la tête, et l’on vit paraître un homme vêtu d’une longue casaque noire, garnie de bandes en soie couleur de feu. Il portait sur le front (comme on le vit bientôt) une couronne de funeste cyprès, et dans la main un long bâton. Dès qu’il fut proche, tout le monde le reconnut pour le beau berger Basile, et, craignant quelque événement fâcheux de sa venue en un tel moment, tout le monde attendit dans le silence où aboutiraient ses cris et ses vagues paroles. Il arriva enfin, essoufflé, hors d’haleine; il s’avança en face des mariés, et, fichant en terre son bâton, qui se terminait par une pointe d’acier, le visage pâle, les yeux fixés sur Quitéria, il lui dit d’une voix sourde et tremblante:
«Tu sais bien, ingrate Quitéria, que, suivant la sainte loi que nous professons, tu ne peux, tant que je vivrai, prendre d’époux; tu n’ignores pas non plus que, pour attendre du temps et de ma diligence l’accroissement de ma fortune, je n’ai pas voulu manquer au respect qu’exigeait ton honneur. Mais toi, foulant aux pieds tous les engagements que tu avais pris envers mes honnêtes désirs, tu veux rendre un autre maître et possesseur de ce qui est à moi, un autre auquel ses richesses ne donnent pas seulement une grande fortune, mais un plus grand bonheur. Eh bien! pour que son bonheur soit au comble (non que je pense qu’il le mérite, mais parce que les cieux veulent le lui donner), je vais, de mes propres mains, détruire l’impossibilité ou l’obstacle qui s’y oppose, en m’ôtant d’entre vous deux. Vive, vive le riche Camache, avec l’ingrate Quitéria, de longues et heureuses années! et meure le pauvre Basile, dont la pauvreté a coupé les ailes à son bonheur et l’a précipité dans la tombe!»
En disant cela, il saisit son bâton, le sépara en deux moitiés, dont l’une demeura fichée en terre, et il en tira une courte épée à laquelle ce bâton servait de fourreau; puis, appuyant par terre ce qu’on pouvait appeler la poignée, il se jeta sur la pointe avec autant de promptitude que de résolution. Aussitôt une moitié de lame sanglante sortit derrière ses épaules, et le malheureux, baigné dans son sang, demeura étendu sur la place, ainsi percé de ses propres armes.
Ses amis accoururent aussitôt pour lui porter secours, touchés de sa misère et de sa déplorable aventure. Don Quichotte, laissant Rossinante, s’élança des premiers, et, prenant Basile dans ses bras, il trouva qu’il n’avait pas encore rendu l’âme. On voulait lui retirer l’épée de la poitrine; mais le curé s’y opposa jusqu’à ce qu’il l’eût confessé, craignant que lui retirer l’épée et le voir expirer ne fût l’affaire du même instant. Basile, revenant un peu à lui, dit alors d’une voix affaiblie et presque éteinte:
«Si tu voulais, cruelle Quitéria, me donner dans cette dernière crise la main d’épouse, je croirais que ma témérité est excusable, puisqu’elle m’aurait procuré le bonheur d’être à toi.»
Le curé, qui entendit ces paroles, lui dit de s’occuper plutôt du salut de l’âme que des plaisirs du corps, et de demander sincèrement pardon à Dieu de ses péchés et de sa résolution désespérée. Basile répondit qu’il ne se confesserait d’aucune façon si d’abord Quitéria ne lui engageait sa main, que cette satisfaction lui permettrait de se reconnaître, et lui donnerait des forces pour se confesser. Quand don Quichotte entendit la requête du blessé, il s’écria à haute voix que Basile demandait une chose très-juste, très-raisonnable, et très-faisable en outre, et que le seigneur Camache aurait tout autant d’honneur à recevoir la dame Quitéria, veuve du valeureux Basile, que s’il la prenait aux côtés de son père:
«Ici, d’ailleurs, ajouta-t-il, tout doit se borner à un oui, puisque la couche nuptiale de ses noces doit être la sépulture.»
Camache écoutait tout cela, incertain, confondu, ne sachant ni que faire ni que dire. Mais enfin les amis de Basile lui demandèrent avec tant d’instances de consentir à ce que Quitéria donnât sa main au mourant, pour que son âme ne sortît pas de cette vie dans le désespoir et l’impiété, qu’il se vit obligé de répondre que, si Quitéria voulait la lui donner, il y consentait, puisque ce n’était qu’ajourner d’un instant l’accomplissement de ses désirs. Aussitôt tout le monde eut recours à Quitéria; les uns par des prières, les autres par des larmes, et tous, par les plus efficaces raisons, lui persuadaient de donner sa main au pauvre Basile. Mais elle, plus dure qu’un marbre, plus immobile qu’une statue, ne savait ou ne voulait répondre un mot; et sans doute elle n’aurait rien répondu, si le curé ne lui eût dit de se décider promptement à ce qu’elle devait faire, car Basile tenait déjà son âme entre ses dents, et ne laissait point de temps à l’irrésolution. Alors la belle Quitéria, sans répliquer une seule parole, troublée, triste et éperdue, s’approcha de l’endroit où Basile, les yeux éteints, l’haleine haletante, murmurait entre ses lèvres le nom de Quitéria, donnant à croire qu’il mourait plutôt en gentil qu’en chrétien. Quitéria, se mettant à genoux, lui demanda sa main, par signes et non par paroles. Basile ouvrit les yeux avec effort, et la regardant fixement:
Читать дальше