«Je suis le dieu tout-puissant dans l’air, sur la terre, dans la mer profonde, et sur tout ce que l’abîme renferme en son gouffre épouvantable.
«Je n’ai jamais connu ce que c’est que la peur; tout ce que je veux, je le puis, quand même je voudrais l’impossible; et, en tout ce qui est possible, je mets, j’ôte, j’ordonne et je défends.»
La strophe achevée, il lança une flèche sur le haut du château, et regagna sa place.
Alors l’Intérêt s’avança; il dansa également deux pas, et, les tambourins se taisant, il dit à son tour:
«Je suis celui qui peut plus que l’Amour, et c’est l’Amour qui me guide; je suis de la meilleure race que le ciel entretienne sur la terre, de la plus connue et de la plus illustre.
«Je suis l’Intérêt, par qui peu de gens agissent bien; et agir sans moi serait grand miracle; mais, tel que je suis, je me consacre à toi, à tout jamais. Amen.»
L’Intérêt s’étant retiré, la Poésie s’avança, et, après avoir dansé ses pas comme les autres, portant les yeux sur la demoiselle du château, elle dit:
«En très-doux accents, en pensées choisies, graves et spirituelles, la très-douce Poésie t’envoie, ma dame, son âme enveloppée de mille sonnets.
«Si ma poursuite ne t’importune pas, ton sort, envié de bien d’autres femmes, sera porté par moi au-dessus du croissant de la lune.»
La Poésie s’éloigna, et la Libéralité, s’étant détachée du groupe de l’Intérêt, dit après avoir fait ses pas:
«On appelle Libéralité la façon de donner aussi éloignée de la prodigalité que de l’extrême contraire, lequel annonce un faible et mol attachement.
«Mais moi, pour te grandir, je veux être désormais plutôt prodigue; c’est un vice sans doute, mais un vice noble et d’un cœur amoureux qui se montre par ses présents.»
De la même façon s’avancèrent et se retirèrent tous les personnages des deux troupes; chacun fit ses pas et récita ses vers, quelques-uns élégants, d’autres ridicules; mais don Quichotte ne retint par cœur (et pourtant sa mémoire était grande) que ceux qui viennent d’être cités. Ensuite, les deux troupes se mêlèrent, faisant et défaisant des chaînes, avec beaucoup de grâce et d’aisance. Quand l’Amour passait devant le château, il lançait ses flèches par-dessus, tandis que l’Intérêt brisait contre ses murs des boules dorées [134]. Finalement, quand ils eurent longtemps dansé, l’Intérêt tira de sa poche une grande bourse, faite avec la peau d’un gros chat angora, et qui semblait pleine d’écus; puis il la lança contre le château, et, sur le coup, les planches, s’entrouvrirent et tombèrent à terre, laissant la jeune fille à découvert et sans défense. L’Intérêt s’approcha d’elle avec les personnages de sa suite, et, lui ayant jeté une grosse chaîne d’or au cou, ils parurent la saisir et l’emmener prisonnière. À cette vue, l’Amour et ses partisans firent mine de vouloir la leur enlever, et toutes les démonstrations d’attaque et de défense se faisaient en mesure, au son des tambourins. Les sauvages vinrent séparer les deux troupes, et, quand ils eurent rajusté avec promptitude les planches du château de bois, la demoiselle s’y renferma de nouveau, et ce fut ainsi que finit la danse, au grand contentement des spectateurs.
Don Quichotte demanda à l’une des nymphes qui l’avait composée et mise en scène. Elle répondit que c’était un bénéficier du village, lequel avait une fort gentille habileté pour ces sortes d’inventions.
«Je gagerais, reprit don Quichotte, que ce bachelier ou bénéficier doit être plus ami de Camache que de Basile, et qu’il s’entend mieux à mordre le prochain qu’à chanter les vêpres. Il a, du reste, fort bien encadré dans la danse les petits talents de Basile et les grandes richesses de Camache.»
Sancho Panza, qui l’écoutait parler, dit aussitôt:
«Au roi le coq, c’est à Camache que je m’en tiens.
– On voit bien, Sancho, reprit don Quichotte, que tu es un manant, et de ceux qui disent: Vive qui a vaincu!
– Je ne sais trop desquels je suis, répondit Sancho; je sais bien que jamais je ne tirerai des marmites de Basile une aussi élégante écume que celle-ci, tirée des marmites de Camache.»
Et en même temps il fit voir à son maître la casserole pleine de poules et d’oisons. Puis il prit une des volailles, et se mit à manger avec autant de grâce que d’appétit.
«Pardieu, dit-il en avalant, à la barbe des talents de Basile! car autant tu as, autant tu vaux, et autant tu vaux, autant tu as. Il n’y a que deux sortes de rangs et de familles dans le monde, comme disait une de mes grand-mères, c’est l’avoir et le n’avoir pas [135] , et c’est à l’avoir qu’elle se rangeait. Au jour d’aujourd’hui, mon seigneur don Quichotte, on tâte plutôt le pouls à l’avoir qu’au savoir, et un âne couvert d’or a meilleure mine qu’un cheval bâté. Aussi, je le répète, c’est à Camache que je m’en tiens, à Camache, dont les marmites donnent pour écume des oies, des poules, des lièvres et des lapins. Quant à celles de Basile, si l’on tirait le bouillon, ce ne serait que de la piquette.
– As-tu fini ta harangue, Sancho? demanda don Quichotte.
– Il faut bien que je la finisse, répondit Sancho, car je vois que Votre Grâce se fâche de l’entendre; mais si cette raison ne se mettait à la traverse, j’avais taillé de l’ouvrage pour trois jours.
– Plaise à Dieu, Sancho, reprit don Quichotte, que je te voie muet avant de mourir!
– Au train dont nous allons, répliqua Sancho, avant que vous soyez mort, je serai à broyer de la terre entre les dents, et peut-être alors serai-je si muet que je ne soufflerai mot jusqu’à la fin du monde, ou du moins jusqu’au jugement dernier.
– Quand même il en arriverait ainsi, ô Sancho, repartit don Quichotte, jamais ton silence ne vaudra ton bavardage, et jamais tu ne te tairas autant que tu as parlé, que tu parles et que tu parleras dans le cours de ta vie. D’ailleurs, l’ordre de la nature veut que le jour de ma mort arrive avant celui de la tienne; ainsi je n’espère pas te voir muet, fût-ce même en buvant ou en dormant, ce qui est tout ce que je peux dire de plus fort.
– Par ma foi seigneur, répliqua Sancho, il ne faut pas se fier à la décharnée, je veux dire à la mort, qui mange aussi bien l’agneau que le mouton; et j’ai entendu dire à notre curé qu’elle frappait d’un pied égal les hautes tours des rois et les humbles cabanes des pauvres [136]. Cette dame-là, voyez-vous, a plus de puissance que de délicatesse. Elle ne fait pas la dégoûtée; elle mange de tout, s’arrange de tout, et remplit sa besace de toutes sortes de gens, d’âges et de conditions. C’est un moissonneur qui ne fait pas la sieste, qui coupe et moissonne à toute heure, l’herbe sèche et la verte; l’on ne dirait pas qu’elle mâche les morceaux, mais qu’elle avale et engloutit tout ce qui se trouve devant elle, car elle a une faim canine, qui ne se rassasie jamais; et, bien qu’elle n’ait pas de ventre, on dirait qu’elle est hydropique, et qu’elle a soif de boire toutes les vies des vivants, comme on boit un pot d’eau fraîche.
– Assez, assez, Sancho, s’écria don Quichotte; reste là-haut, et ne te laisse pas tomber; car, en vérité, ce que tu viens de dire de la mort, dans tes expressions rustiques, est ce que pourrait dire de mieux un bon prédicateur. Je te le répète, Sancho, si, comme tu as un bon naturel, tu avais du sens et du savoir, tu pourrais prendre une chaire dans ta main, et t’en aller par le monde prêcher de jolis sermons.
– Prêche bien qui vit bien, répondit Sancho; quant à moi, je ne sais pas d’autres tologies.
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