– J’affirme, seigneur don Quichotte, répondit don Diego, que tout ce qu’a dit et fait Votre Grâce est tiré au cordeau de la droite raison, et je suis convaincu que, si les lois et les règlements de la chevalerie venaient à se perdre, ils se retrouveraient dans votre cœur, comme dans leur dépôt naturel et leurs propres archives. Mais pressons-nous un peu, car il serait tard, d’arriver à mon village et à ma maison; là, Votre Grâce se reposera du travail passé, qui, s’il n’a pas fatigué le corps, a du moins fatigué l’esprit, ce qui cause aussi d’habitude la fatigue du corps.
– Je tiens l’invitation à grand honneur et grand’merci, seigneur don Diego», répondit don Quichotte.
Ils se mirent alors à piquer leurs montures un peu plus qu’auparavant, et il pouvait être deux heures de l’après-midi quand ils arrivèrent à la maison de don Diego, que don Quichotte appelait le chevalier du Gaban-Vert .
De ce qui arriva à don Quichotte dans le château ou la maison du chevalier du Gaban-Vert, ainsi que d’autres choses extravagantes
Don Quichotte trouva la maison de don Diego spacieuse, comme elles le sont à la campagne, avec les armes sculptées en pierre brute sur la porte d’entrée; la cave s’ouvrant dans la cour, et, sous le portail, plusieurs grandes cruches de terre à garder le vin, rangées en rond. Comme ces cruches se fabriquent au Toboso, elles lui rappelèrent le souvenir de sa dame enchantée; et, soupirant aussitôt, sans prendre garde à ce qu’il disait ni à ceux qui pouvaient l’entendre, il s’écria:
«Ô doux trésor, trouvé pour mon malheur! doux et joyeux quand Dieu le voulait bien [119]! Ô cruches tobosines, qui avez rappelé à mon souvenir le doux trésor de mon amer chagrin!»
Ces exclamations furent entendues de l’étudiant poëte, fils de don Diego, qui était venu le recevoir avec sa mère; et la mère et le fils restèrent interdits devant l’étrange figure de don Quichotte. Celui-ci, mettant pied à terre, alla avec une courtoisie parfaite demander à la dame ses mains à baiser, et don Diego lui dit:
«Recevez, madame, avec votre bonne grâce accoutumée, le seigneur don Quichotte de la Manche, que je vous présente, chevalier errant de profession, et le plus vaillant, le plus discret qui soit au monde.»
La dame, qui se nommait doña Cristina, le reçut avec de grands témoignages de politesse et de bienveillance, tandis que don Quichotte s’offrait à son service avec les expressions les plus choisies et les plus courtoises. Il répéta presque les mêmes cérémonies avec l’étudiant, que don Quichotte, en l’écoutant parler, tint pour un jeune homme de sens et d’esprit.
Ici, l’auteur de cette histoire décrit avec tous ses détails la maison de don Diego, peignant dans cette description tout ce que contient la maison d’un riche gentilhomme campagnard. Mais le traducteur a trouvé bon de passer ces minuties sous silence, parce qu’elles ne vont pas bien à l’objet principal de l’histoire, laquelle tire plus de force de la vérité que de froides digressions.
On fit entrer don Quichotte dans une salle où Sancho le désarma, et il resta en chausses à la vallonne et en pourpoint de chamois tout souillé de la moisissure des armes. Il portait un collet vallon, à la façon des étudiants, sans amidon ni dentelle; ses brodequins étaient jaunes et ses souliers enduits de cire. Il passa sur l’épaule sa bonne épée, qui pendait à un baudrier de peau de loup marin, et qu’il ne ceignait pas autour de son corps, parce qu’il fut, dit-on, malade des reins pendant de longues années. Il jeta enfin sur son dos un petit manteau de bon drap brun. Mais, avant toutes choses, dans cinq ou six chaudronnées d’eau (car sur la quantité des chaudronnées il y a quelque différence) il se lava la tête et le visage, et pourtant la dernière eau restait encore couleur de petit-lait, grâce à la gourmandise de Sancho et à l’acquisition du fatal fromage blanc qui avait si bien barbouillé son maître.
Paré de ces beaux atours, et prenant une contenance aimable et dégagée, don Quichotte entra dans une autre pièce, où l’attendait l’étudiant pour lui faire compagnie jusqu’à ce que la table fût mise; car, pour la venue d’un si noble hôte, madame Doña Christina avait voulu montrer qu’elle savait bien recevoir ceux qui arrivaient chez elle.
Pendant que don Quichotte se désarmait, don Lorenzo (ainsi se nommait le fils de don Diego) eut le temps de dire à son père:
«Que faut-il penser, seigneur, de ce gentilhomme que Votre Grâce vient de nous amener à la maison? Son nom, sa figure, et ce que vous dites qu’il est chevalier errant, nous ont jetés, ma mère et moi, dans une grande surprise.
– Je n’en sais vraiment rien, mon fils, répliqua don Diego. Tout ce que je puis dire, c’est que je l’ai vu faire des choses dignes du plus grand fou du monde, et tenir des propos si raisonnables qu’ils effaçaient ses actions. Mais parle-lui toi-même, tâte le pouls à sa science, et, puisque tu es spirituel, juge de son esprit ou de sa sottise le plus convenablement possible, bien qu’à vrai dire, je le tienne plutôt pour fou que pour sage.»
Après cela, don Lorenzo alla, comme on l’a dit, faire compagnie à don Quichotte, et, dans la conversation qu’ils eurent ensemble, don Quichotte dit, entre autres choses, à don Lorenzo:
«Le seigneur don Diego de Miranda, père de Votre Grâce, m’a fait part du rare talent et de l’esprit ingénieux que vous possédez; il m’a dit surtout que Votre Grâce est un grand poëte.
– Poëte, c’est possible, répondit don Lorenzo; mais grand, je ne m’en flatte pas. La vérité est que je suis quelque peu amateur de la poésie, et que j’aime à lire les bons poëtes; mais ce n’est pas une raison pour qu’on me donne le nom de grand poëte, comme a dit mon père.
– Cette humilité me plaît, répondit don Quichotte, car il n’y a pas de poëte qui ne soit arrogant et ne pense de lui-même qu’il est le premier poëte du monde.
– Il n’y a pas non plus de règle sans exception, reprit don Lorenzo, et tel peut se rencontrer qui soit poëte et ne pense pas l’être.
– Peu sont dans ce cas, répondit don Quichotte; mais dites-moi, je vous prie, quels sont les vers que vous avez maintenant sur le métier, et qui vous tiennent, à ce que m’a dit votre père, un peu soucieux et préoccupé. Si c’est quelque glose, par hasard, je m’entends assez bien en fait de gloses, et je serais enchanté de les voir. S’il s’agit d’une joute littéraire [120], que Votre Grâce tâche d’avoir le second prix; car le premier se donne toujours à la faveur ou à la qualité de la personne, tandis que le second ne s’obtient que par stricte justice, de manière que le troisième devient le second, et que le premier, à ce compte, n’est plus que le troisième, à la façon des licences qui se donnent dans les universités. Mais, cependant, c’est une grande chose que le nom de premier prix.
– Jusqu’à présent, se dit tout bas don Lorenzo, je ne puis vous prendre pour fou; continuons. Il me semble, dit-il, que Votre Grâce a fréquenté les écoles; quelles sciences avez-vous étudiées?
– Celle de la chevalerie errante, répondit don Quichotte, qui est aussi haute que celle de la poésie, et qui la passe même d’au moins deux doigts.
– Je ne sais quelle est cette science, répliqua don Lorenzo, et jusqu’à présent je n’en avais pas ouï parler.
– C’est une science, repartit don Quichotte, qui renferme en elle toutes les sciences du monde. En effet, celui qui la professe doit être jurisconsulte et connaître les lois de la justice distributive et commutative, pour rendre à chacun ce qui lui appartient. Il doit être théologien, pour savoir donner clairement raison de la foi chrétienne qu’il professe, en quelque part qu’elle lui soit demandée. Il doit être médecin, et surtout botaniste, pour connaître, au milieu des déserts et des lieux inhabités, les herbes qui ont la vertu de guérir les blessures, car le chevalier errant ne doit pas chercher à tout bout de champ quelqu’un pour le panser. Il doit être astronome, pour connaître par les étoiles combien d’heures de la nuit sont passées, sous quel climat, en quelle partie du monde il se trouve. Il doit savoir les mathématiques, car à chaque pas il aura besoin d’elles; et laissant de côté, comme bien entendu, qu’il doit être orné de toutes les vertus théologales et cardinales, je passe à d’autres bagatelles, et je dis qu’il doit savoir nager comme on dit que nageait le poisson Nicolas [121]. Il doit savoir ferrer un cheval, mettre la selle et la bride; et, remontant aux choses d’en haut, il doit garder sa foi à Dieu et à sa dame [122]; il doit être chaste dans les pensées, décent dans les paroles, libéral dans les œuvres, vaillant dans les actions, patient dans les peines, charitable avec les nécessiteux, et finalement, demeurer le ferme champion de la vérité, dût-il, pour la défendre, exposer et perdre la vie. De toutes ces grandes et petites qualités se compose un bon chevalier errant; voyez maintenant, seigneur don Lorenzo, si c’est une science à la bavette, celle qu’apprend le chevalier qui l’étudie pour en faire sa profession, et si elle peut se mettre au niveau des plus huppées que l’on enseigne dans les gymnases et les écoles!
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