L’homme au gaban vert resta tout interdit de la harangue de don Quichotte, au point de perdre peu à peu l’opinion qu’il avait conçue de la maladie de son cerveau. À la moitié de cette dissertation, qui n’était pas fort de son goût, Sancho s’était écarté du chemin pour demander un peu de lait à des bergers qui étaient près de là, occupés à traire leurs brebis. En ce moment l’hidalgo allait reprendre l’entretien, enchanté de l’esprit et du bon sens de don Quichotte, lorsque celui-ci, levant les yeux, vit venir, sur le chemin qu’ils suivaient, un char surmonté de bannières aux armes royales. Croyant que ce devait être quelque nouvelle aventure, il appela Sancho à grands cris pour qu’il vînt lui apporter sa salade. Sancho, qui s’entendit appeler, laissa les bergers, talonna de toutes ses forces le grison, et accourut auprès de son maître, auquel il arriva, comme on va le voir, une insensée et épouvantable aventure.
Où se manifeste le dernier terme qu’atteignit et que put atteindre la valeur inouïe de don Quichotte, dans l’heureuse fin qu’il donna à l’aventure des lions
L’histoire raconte que, lorsque don Quichotte appelait Sancho pour qu’il lui apportât son armet, l’autre achetait du fromage blanc auprès des bergers. Pressé par les cris de son maître, et ne sachant que faire de ce fromage, ni dans quoi l’emporter, il imagina, pour ne pas le perdre, car il l’avait déjà payé, de le jeter dans la salade de son seigneur; puis, après cette belle équipée, il revint voir ce que lui voulait don Quichotte, lequel lui dit:
«Donne, ami, donne-moi cette salade; car, ou je sais peu de chose en fait d’aventures, ou celle que je découvre par là va m’obliger et m’oblige dès à présent à prendre les armes.»
L’homme au gaban vert, qui entendit ces mots, jeta la vue de tous côtés, et ne découvrit autre chose qu’un chariot qui venait à leur rencontre, avec deux ou trois petites banderoles, d’où il conclut que le chariot portait de l’argent du roi. Il fit part de cette pensée à don Quichotte; mais celui-ci ne voulut point y ajouter foi, toujours persuadé que tout ce qui lui arrivait devait être aventures sur aventures. Il répondit donc à l’hidalgo:
«L’homme prêt au combat s’est à demi battu; je ne perds rien à m’apprêter, car je sais par expérience que j’ai des ennemis visibles et invisibles; mais je ne sais ni quand, ni où, ni dans quel temps, ni sous quelles figures ils penseront à m’attaquer.»
Se tournant alors vers Sancho, il lui demanda sa salade; et celui-ci, qui n’avait pas le temps d’en tirer le fromage, fut obligé de la lui donner comme elle était. Don Quichotte, sans apercevoir ce qu’il y avait dedans, se l’emboîta sur la tête en toute hâte; mais comme le fromage s’exprimait par la pression, le petit-lait commença à couler sur le visage et sur la barbe de don Quichotte; ce qui lui causa tant d’effroi qu’il dit à Sancho:
«Qu’est-ce que cela, Sancho? On dirait que mon crâne s’amollit, ou que ma cervelle fond, ou que je sue des pieds à la tête. S’il est vrai que je sue, par ma foi, ce n’est pas de peur. Sans doute que c’est une terrible aventure, celle qui va m’arriver. Donne-moi, je te prie, quelque chose pour m’essuyer les yeux, car la sueur me coule si fort du front qu’elle m’aveugle.»
Sancho, sans rien dire, lui donna un mouchoir, et rendit grâce à Dieu de ce que son seigneur n’avait pas deviné le fin mot. Don Quichotte s’essuya, puis ôta sa salade pour voir ce que c’était qui lui faisait froid à la tête. Quand il vit cette bouillie blanche au fond de sa salade, il se l’approcha du nez, et dès qu’il l’eut sentie:
«Par la vie de ma dame Dulcinée du Toboso, s’écria-t-il, c’est du fromage mou que tu as mis là-dedans, traître, impudent, écuyer malappris.»
Sancho répondit avec un grand flegme et une parfaite dissimulation:
«Si c’est du fromage blanc, donnez-le-moi, je le mangerai bien; ou plutôt que le diable le mange, car c’est lui qui l’aura mis là. Est-ce que j’aurais eu l’audace de salir l’armet de Votre Grâce? Vous avez joliment trouvé le coupable! Par ma foi, seigneur, à ce que Dieu me fait comprendre, il faut que j’aie aussi des enchanteurs qui me persécutent, comme membre et créature de Votre Grâce. Ils auront mis là ces immondices pour exciter votre patience à la colère, et me faire, selon l’usage, moudre les côtes. Mais, en vérité, pour cette fois, ils auront sauté en l’air, et je me confie assez au bon jugement de mon seigneur, pour croire qu’il aura considéré que je n’ai ni fromage, ni lait, ni rien qui y ressemble, et que si je l’avais, je le mettrais plutôt dans mon estomac que dans la salade.
– Tout est possible» dit don Quichotte.
Cependant l’hidalgo regardait et s’étonnait, et il s’étonna bien davantage quand don Quichotte, après s’être essuyé la tête, le visage, la barbe et la salade, s’affermit bien sur ses étriers, dégaina à demi son épée, empoigna sa lance, et s’écria:
«Maintenant, advienne que pourra; me voici en disposition d’en venir aux mains avec Satan même en personne.»
Sur ces entrefaites, le char aux banderoles arriva. Il n’y avait d’autres personnes que le charretier, monté sur ses mules, et un homme assis sur le devant de la voiture. Don Quichotte leur coupa le passage, et leur dit:
«Où allez-vous, frères? Qu’est-ce que ce chariot? Que menez-vous dedans, et quelles sont ces bannières?»
Le charretier répondit:
«Ce chariot est à moi; ce que j’y mène, ce sont deux beaux lions dans leurs cages, que le gouverneur d’Oran envoie à la cour pour être offerts à Sa Majesté, et les bannières sont celles du roi, notre seigneur, pour indiquer que c’est quelque chose qui lui appartient.
– Les lions sont-ils grands? demanda don Quichotte.
– Si grands, répondit l’homme qui était juché sur la voiture, que jamais il n’en est venu d’aussi grands d’Afrique en Espagne. Je suis le gardien des lions, et j’en ai conduit bien d’autres, mais comme ceux-là, aucun. Ils sont mâle et femelle; le lion est dans la cage de devant, la lionne dans celle de derrière, et ils sont affamés maintenant, car ils n’ont rien mangé d’aujourd’hui. Ainsi, que Votre Grâce se détourne, et dépêchons-nous d’arriver où nous puissions leur donner à manger.»
Alors don Quichotte, se mettant à sourire:
«De petits lions à moi, dit-il, à moi de petits lions! et à ces heures-ci? Eh bien! pardieu, ces seigneurs les nécromants qui les envoient ici vont voir si je suis homme à m’effrayer de lions. Descendez, brave homme; et, puisque vous êtes le gardien, ouvrez-moi ces cages, et mettez-moi ces bêtes dehors. C’est au milieu de cette campagne que je leur ferai connaître qui est don Quichotte de la Manche, en dépit et à la barbe des enchanteurs qui me les envoient.
– Ta, ta! se dit alors l’hidalgo, notre bon chevalier vient de se découvrir. Le fromage blanc lui aura sans doute amolli le crâne et mûri la cervelle.»
En ce moment, Sancho accourut auprès de lui.
«Ah! seigneur, s’écria-t-il, au nom de Dieu, que Votre Grâce fasse en sorte que mon seigneur don Quichotte ne se batte pas contre ces lions. S’il les attaque, ils nous mettront tous en morceaux.
– Comment! votre maître est-il si fou, répondit l’hidalgo, que vous craigniez qu’il ne combatte ces animaux féroces?
– Il n’est pas fou, reprit Sancho, mais audacieux.
– Je ferai en sorte qu’il ne le soit pas à ce point», répliqua l’hidalgo. Et, s’approchant de don Quichotte, qui pressait vivement le gardien d’ouvrir les cages, il lui dit:
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