— Non… à bientôt !
L’année suivante, un dimanche qu’il faisait très chaud, tous les détails de cette aventure, que Henri n’avait jamais oubliée, lui revinrent subitement, si nets et si désirables, qu’il retourna tout seul à leur chambre dans le bois.
Il fut stupéfait en entrant. Elle était là, assise sur l’herbe, l’air triste, tandis qu’à son côté, toujours en manches de chemise, son mari, le jeune homme aux cheveux jaunes, dormait consciencieusement comme une brute.
Elle devint si pâle en voyant Henri qu’il crut qu’elle allait défaillir. Puis ils se mirent à causer naturellement, de même que si rien ne se fût passé entre eux.
Mais comme il lui racontait qu’il aimait beaucoup cet endroit et qu’il y venait souvent se reposer, le dimanche, en songeant à bien des souvenirs, elle le regarda longuement dans les yeux.
— Moi, j’y pense tous les soirs, dit-elle.
— Allons, ma bonne, reprit en bâillant son mari, je crois qu’il est temps de nous en aller.
9 avril 1881
Lorsque les premiers beaux jours arrivent, que la terre s’éveille et reverdit, que la tiédeur parfumée de l’air nous caresse la peau, entre dans la poitrine, semble pénétrer au cœur lui-même, il nous vient des désirs vagues de bonheurs indéfinis, des envies de courir, d’aller au hasard, de chercher aventure, de boire du printemps.
L’hiver ayant été fort dur l’an dernier, ce besoin d’épanouissement fut, au mois de mai, comme une ivresse qui m’envahit, une poussée de sève débordante.
Or, en m’éveillant un matin, j’aperçus par ma fenêtre, au-dessus des maisons voisines, la grande nappe bleue du ciel tout enflammée de soleil. Les serins, accrochés aux fenêtres, s’égosillaient ; les bonnes chantaient à tous les étages ; une rumeur gaie montait de la rue ; et je sortis, l’esprit en fête, pour aller je ne sais où.
Les gens qu’on rencontrait souriaient ; un souffle de bonheur flottait partout dans la lumière chaude du printemps revenu. On eût dit qu’il y avait sur les villes une brise d’amour répandue ; et les jeunes femmes qui passaient en toilette du matin, portant dans les yeux comme une tendresse cachée et une grâce plus molle dans la démarche, m’emplissaient le cœur de trouble.
Sans savoir comment, sans savoir pourquoi, j’arrivai au bord de la Seine. Des bateaux à vapeur filaient vers Suresnes, et il me vint soudain une envie démesurée de courir à travers les bois.
Le pont de la Mouche était couvert de passagers car le premier soleil vous tire, malgré vous, du logis, et tout le monde remue, va, vient, cause avec le voisin.
C’était une voisine que j’avais : une petite ouvrière, sans doute, avec une grâce toute parisienne, une mignonne tête blonde sous des cheveux bouclés aux tempes ; cheveux qui semblaient une lumière frisée, descendaient à l’oreille, couraient jusqu’à la nuque, dansaient au vent, puis devenaient, plus bas, un duvet si fin, si léger, si blond, qu’on le voyait à peine, mais qu’on éprouvait une irrésistible envie de mettre là une foule de baisers.
Sous l’insistance de mon regard, elle tourna la tête vers moi puis baissa brusquement les yeux, tandis qu’un pli léger, comme un sourire prêt à naître, enfonçant un peu le coin de sa bouche, faisait apparaître aussi là ce fin duvet soyeux et pâle que le soleil dorait un peu. La rivière calme s’élargissait. Une paix chaude planait dans l’atmosphère et un murmure de vie semblait emplir l’espace. Ma voisine releva les yeux et, cette fois, comme je la regardais toujours, elle sourit décidément. Elle était charmante ainsi, et dans son regard fuyant mille choses m’apparurent, mille choses ignorées jusqu’ici. J’y vis des profondeurs inconnues, tout le charme des tendresses, toute la poésie que nous rêvons, tout le bonheur que nous cherchons sans fin. Et j’avais un désir fou d’ouvrir les bras, de l’emporter quelque part pour lui murmurer à l’oreille la suave musique des paroles d’amour.
J’allais ouvrir la bouche et l’aborder, quand quelqu’un me toucha l’épaule. Je me retournai, surpris, et j’aperçus un homme d’aspect ordinaire, ni jeune ni vieux, qui me regardait d’un air triste.
« Je voudrais vous parler », dit-il.
Je fis une grimace qu’il vit sans doute, car il ajouta : « C’est important. »
Je me levai et le suivis à l’autre bout du bateau :
« Monsieur, reprit-il, quand l’hiver approche avec les froids, la pluie et la neige, votre médecin vous dit chaque jour : “Tenez-vous les pieds bien chauds, gardez-vous des refroidissements, des rhumes, des bronchites, des pleurésies” Alors vous prenez mille précautions, vous portez de la flanelle, des pardessus épais, des gros souliers, ce qui ne vous empêche pas toujours de passer deux mois au lit. Mais quand revient le printemps avec ses feuilles et ses fleurs, ses brises chaudes et amollissantes, ses exhalaisons des champs qui vous apportent des troubles vagues, des attendrissements sans cause, il n’est personne qui vienne vous dire : “Monsieur, prenez garde à l’amour ! Il est embusqué partout ; il vous guette à tous les coins ; toutes ses ruses sont tendues, toutes ses armes aiguisées, toutes ses perfidies préparées ! Prenez garde à l’amour !… Prenez garde à l’amour ! Il est plus dangereux que le rhume, la bronchite et la pleurésie ! Il ne pardonne pas, et fait commettre à tout le monde des bêtises irréparables” Oui, Monsieur, je dis que, chaque année, le gouvernement devrait faire mettre sur les murs de grandes affiches avec ces mots : “Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l’amour” ; de même qu’on écrit sur la porte des maisons : “Prenez garde à la peinture ! » Eh bien, puisque le gouvernement ne le fait pas, moi je le remplace, et je vous dis : « Prenez garde à l’amour ; il est en train de vous pincer et j’ai le devoir de vous prévenir comme on prévient, en Russie, un passant dont le nez gèle.” »
Je demeurai stupéfait devant cet étrange particulier et, prenant un air digne : « Enfin, Monsieur, vous me paraissez vous mêler de ce qui ne vous regarde guère. »
Il fit un mouvement brusque et répondit : « Oh ! Monsieur ! Monsieur ! si je m’aperçois qu’un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr ? Tenez, écoutez mon histoire, et vous comprendrez pourquoi j’ose vous parler ainsi.
« C’était l’an dernier, à pareille époque. Je dois vous dire d’abord, Monsieur, que je suis employé au ministère de la Marine, où nos chefs, les commissaires, prennent au sérieux leurs galons d’officiers plumitifs pour nous traiter comme des gabiers. – Ah ! si tous les chefs étaient civils – mais je passe. Donc j’apercevais de mon bureau un petit bout de ciel tout bleu où volaient des hirondelles ; et il me venait des envies de danser au milieu de mes cartons noirs.
« Mon désir de liberté grandit tellement que, malgré ma répugnance, j’allai trouver mon singe. C’était un petit grincheux, toujours en colère. Je me dis malade. Il me regarda dans le nez et cria : “Je n’en crois rien, Monsieur. Enfin, allez-vous-en ! Pensez-vous qu’un bureau peut marcher avec des employés pareils ?”
« Mais je filai, je gagnai la Seine. Il faisait un temps comme aujourd’hui ; et je pris la Mouche pour faire un tour à Saint-Cloud.
« Ah ! Monsieur ! comme mon chef aurait dû m’en refuser la permission !
« Il me sembla que je me dilatais sous le soleil. J’aimais tout, le bateau, la rivière, les arbres, les maisons, mes voisins, tout. J’avais envie d’embrasser quelque chose, n’importe quoi : c’était l’amour qui préparait son piège.
« Tout à coup, au Trocadéro, une jeune fille monta, avec un petit paquet à la main, et elle s’assit en face de moi.
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